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Lire et comprendre
le Sutra du Diamant
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Trịnh Đình Hỷ

I. Introduction
 

Le Sutra du Diamant, dont le nom complet en sanskrit est Vajracchedika-prajñaparamita sutra, est l'un des textes majeurs du Mahayana (Grand Véhicule), renfermant la quintessence de la philosophie du Prajñaparamita (Perfection de Sagesse). Il est aussi considéré comme un texte fondateur de l'" Ecole de la méditation ", le Chán en chinois, le Zen en japonais, le Thiền en viêtnamien et le Sôn en coréen.
 

Dans l'histoire du Chán, il aurait même joué un rôle de catalyseur, puisqu'il a été rapporté que ce fut en rencontrant la phrase-clé du Sutra " ne s'attacher à rien qui puisse faire naître le mental " que le sixième patriarche chinois Huì Néng et le roi viêtnamien Trần Thái Tông atteignirent tous les deux subitement l'éveil.
 

Souvent récité dans les monastères du Mahayana, il est cependant rarement enseigné et expliqué en détail, si ce n'est sous la forme de quelques citations bien connues, mais pas toujours bien comprises. La raison tient sans doute à une grande difficulté de lecture, due à une présentation spéciale, faite de longues phrases touffues, dans lesquelles le lecteur se laisse volontiers entraîner, glissant ainsi rapidement sur des expressions concises renfermant tout le sens profond et subtil du message.
 
 
 

De tout temps, le Sutra du Diamant a exercé une grande fascination, non seulement sur les bouddhistes du Mahayana, qui lui vouent un véritable culte, mais encore sur les bouddhistes et non-bouddhistes occidentaux, qui sont attirés par son nom évoquant quelque chose de parfaitement pur, inaltérable, et précieux, et par le mystère qui l'entoure.
 

Dans le foisonnement de la littérature bouddhique, le Sutra du Diamant, ainsi que le Sutra du Coeur, occupent une place à part. Ils appartiennent tous deux au prolifique recueil du Prajña-paramita, composé de 600 volumes, qui forme la base de ce grand courant réformateur apparu en Inde vers le début de notre ère, le Mahayana.
 

Contrairement aux sutras du Tripitaka (les Trois Corbeilles) ou Canon pali, relatant les enseignements originels du Bouddha, d'apparition relativement précoce, et les seuls reconnus par le Theravada (Véhicule des Anciens ou Petit Véhicule), les sutras du Prajña-paramita n'ont été rédigés que tardivement, soit environ 5 siècles après la disparition du Bouddha. Cette rédaction s'est poursuivie pendant encore une dizaine de siècles, et bien que la date d'apparition de ces sutras ne puisse être déterminée avec certitude, elle peut être estimée aux environs du Ier au IIIè siècle ap. JC.
 

Le Prajña-paramita, comprenant le Sutra du Diamant, était probablement une oeuvre collective rédigée en sanskrit par plusieurs auteurs anonymes. Accompagnant la propagation du bouddhisme vers l'Est et le Nord, il a été ensuite traduit en chinois et en tibétain, et conservé définitivement sous ces formes, alors que la plupart des écrits originaux en sanskrit ont été perdus.
 

Parmi les nombreuses traductions du Sutra du Diamant du sanskrit en chinois, la plus connue était celle de Kumarajiva, moine érudit originaire du royaume de Koucha (act. Xīnjiāng), qui retenu comme prisonnier à Chang'An (act. Xiān) vers 400 ap. JC, a consacré le reste de sa vie à traduire les sutras. La seconde était celle réalisée par le moine pèlerin chinois Xuán Zàng (600-664), qui au terme d'un long voyage jusqu'en Inde du Nord par la Route de la Soie, a réussi à ramener en Chine un grand nombre de textes bouddhiques pour les traduire.
 

Le Sutra du Diamant est également considéré comme le plus ancien livre imprimé au monde (par méthode de xylographie), avec la découverte en 1907 par l'archéologue Aurel Stein dans une grotte près de Dūn Huáng, dans le Nord-Ouest de la Chine, d'un exemplaire datant de 868 ap. JC, actuellement conservé au British Library à Londres.
 

Signification du nom du sutra
 

Le nom complet du sutra est Vajracchedika-prajñaparamita-sutra.
 

Vajra, en sanskrit, a deux significations distinctes: " diamant " et " foudre ".
 

Chedika signifie " couper,  trancher ". D'où le nom de " Sutra du Diamant trancheur " ou " Sutra du Diamant coupeur ", souvent donné au sutra.
 

On peut en effet comprendre la comparaison du sutra avec le diamant, substance la plus dure capable de couper l'objet le plus résistant. Ainsi, le Maître Zen Hàn Shān appela le sutra " le diamant coupeur de doute " et le Maître Zen Thích Nhất Hạnh " le précieux glaive trancheur de troubles " ou bien " le diamant perceur d'illusion ". De fait, il n'y a guère de différence entre ces expressions, puisque le doute fait partie des troubles, et que les troubles proviennent de l'illusion. Dans le contexte du Sutra, on peut se représenter une épée tranchante et dure qui permet de fendre tous les écrans d'apparences et de faire apparaître la réalité telle quelle.
 

Mais rien ne prouve que cette interprétation est exacte. D'après E. Conze, vajra désigne plutôt la foudre. Il a d'ailleurs traduit ainsi le titre du sutra : " La perfection de sagesse qui tranche comme de la foudre ". Le Sutra peut être comparé à la foudre, capable de détruire toute vue fausse, tout attachement. Comme le dit le Très Vénérable Thích Thanh Từ : " C'est une véritable bombe, qui en explosant violemment, fait voler en éclats la double montagne de préjugés humains ".
 

Prajña signifie la connaissance transcendantale, profonde et complète, dépassant toute connaissance intellectuelle ordinaire. Paramita signifie " l'atteinte de l'autre rive ", après avoir abandonné de ce côté les peines, l'ignorance, et atteint de l'autre côté la délivrance, l'éveil. C'est aussi la signification du mantra à la fin du Sutra du Coeur: " Gate gate paragate parasamgate bodhi svaha " (Passé, passé, passé dans l'autre rive, passé complètement, éveillé). Dans le contexte du Sutra, on peut aussi comprendre qu'il s'agit de se dépasser, d'aller au delà de toute illusion, de toute apparence, de tout préjugé, de toute discrimination duelle ordinaire.
 

En raison des difficultés de traduction, le nom du Sutra est gardé dans les pays d'influence chinoise dans sa phonétique originelle : "Jīngāng bānruò bōluó mìduō " en chinois, " Kongō hannya haramitta ou Kongō Kyō" en japonais et " Kim Cương Bát Nhã Ba La Mật Đa " en viêtnamien.
 

Signification du Sutra
 

Le Sutra du Diamant est réputé pour sa compréhension difficile.
 

Pour les bouddhistes et particulièrement ceux de l'école Chán, sa signification est particulièrement profonde, sublime, et contient toute la quintessence du bouddhisme Mahayana. On peut dire que l'esprit du Prajñaparamita et du sunyata (vacuité) est entièrement contenu dans les deux sutras essentiels que sont le Sutra du Coeur et le Sutra du Diamant.
 

Le grand poète viêtnamien Nguyễn Du, lui-même bouddhiste érudit, a fait ainsi part de sa perplexité:

" J'ai lu près de mille fois le Sutra du Diamant,
Sans en comprendre le sens profond, caché.
Jusqu'au jour où arrivé devant l'Estrade de Pierre,
J'ai finalement réalisé que le vrai Sutra est sans paroles ".
Pour les logiciens occidentaux, la difficulté de compréhension du Sutra tient à des passages contradictoires et obscurs, avec des formules allant à l'encontre de la logique aristotélicienne.
Force est de reconnaître que de telles contradictions existent, et que pour dégager l'essentiel de l'enseignement du Sutra, souvent contenu dans de courtes phrases non expliquées par la suite, il faut d'abord éliminer tout ce qui est superflu et ne fait manifestement pas partie du message.

 

Il en est ainsi de tous les passages où sont mises en exergue les mérites que procureraient la récitation et la propagation du Sutra. A de nombreuses reprises on trouve répétée la phrase: " Si un homme ou une femme de bien reçoit ce sutra et en retient, ne serait-ce que quatre lignes, puis s'en va l'exposer aux autres, son mérite sera incommensurable et surpassera tous les dons du monde ".
 

Or, nous savons bien que la foi, aussi bien dans le bouddhisme originel que dans le Mahayana, est essentiellement une foi de confiance (sradda) plutôt qu'une foi-dévotion (bhakti). Confiance en un maître (le Bouddha), en son enseignement (le Dharma) et en la communauté des disciples, moines et laïcs (la Sangha) et non pas foi en une puissance divine, surnaturelle... D'autre part, l'enseignement essentiel du Sutra est le détachement de soi, et donc l'accumulation des mérites n'a plus de raison d'être, en tout cas ne doit pas être visée par celui qui a fait voeu de Boddhisattva (Bodhi= éveillé, sattva= être vivant; c'est-à-dire l'être éveillé, l'idéal du Mahayana). C'est d'ailleurs ce que dit le Bouddha dans le chapitre 19: 
 

" Subhuti, qu'en penses-tu? Si quelqu'un avait rempli cet univers des sept trésors, et l'avait donné tout entier en tant que pratique du dana, ce don lui aurait-il conféré un grand mérite? Subhuti répondit: " Oui, Bienheureux, tout ce don lui aurait conféré un grand mérite ".
 

- Subhuti, reprit le Bouddha, si le mérite était réel, le Tathagata n'aurait pas dit qu'il était grand. Il disait cela parce qu'il n'y avait pas de mérite ". 
 

On peut penser que les passages concernant les mérites ont été rajoutés ultérieurement afin de satisfaire l'exigence de dévôts, d'autant plus que, comme nous l'avons vu, la forme du Sutra n'a été probablement finalisée que plusieurs centaines d'années après le texte de base.
 

Ces parenthèses ayant été posées, nous allons passer en revue les différents chapitres du Sutra.
 

Au départ, le sutra originel en sanskrit n'était pas divisé en chapitres, mais ultérieurement, il fut subdivisé dans sa version chinoise en 32 chapitres, de façon à en faciliter la mémorisation.
 

Le Sutra commence par une courte phrase rituelle :
 

" 1. Ainsi ai-je entendu. " 
 

Cette phrase que l'on trouve au début de la plupart des sutras (s. evam maya srutam, ch. rú shì wǒ wén, như thị ngã văn), est censée être celle d'Ananda, le plus proche disciple du Bouddha, relatant ce qu'il a entendu de la bouche du Maître et servant à authentifier en quelque sorte l'enseignement.
 

" Une fois le Bienheureux résidait à Sravasti, dans le bois de Jeta, dans le jardin d'Anathapindika, avec une assemblée de mille deux cent cinquante moines, et de nombreux Bodhisattvas. Tôt le matin il s'habilla, mit sa robe, prit son bol, et entra dans la grande ville de Sravasti pour aller mendier la nourriture. Après avoir mangé et être revenu de sa tournée, il déposa son bol et sa robe, se lava les pieds, et s'assit sur le siège qui avait été préparé pour lui, croisant ses jambes, tenant son corps droit, et fixant son attention devant lui. Alors, de nombreux moines s'approchèrent de l'endroit où était le Bienheureux, s'inclinèrent devant lui, firent trois fois la circumambulation par la droite, et s'assirent sur le côté. " 
 

Ainsi apparaît le décor de l'enseignement : une assemblée de moines réunie autour du Bouddha dans un jardin appartenant à un riche laïc et mis à sa disposition à la saison des pluies. C'est aussi le tableau de la vie quotidienne du Bouddha, sobre, simple et faite de pleine conscience. On remarquera l'absence d'éclairs de lumière, de roulements de tonnerre, de phénomènes surnaturels parfois décrits dans certains sutras du Mahayana. De ce point de vue, le Sutra du Diamant parait beaucoup plus proche des sutras du Theravada, où le Bouddha est présenté simplement comme un maître spirituel, un guide.
 

" 2. A ce moment-là, le Vénérable Subhuti vint devant le Bouddha, le salua avec respect, lui rend hommage et lui posa la question: " Bienheureux, lorsque des hommes et des femmes de bien ont fait le voeu de suivre le chemin du Bodhisattva, comment doivent-ils s'y prendre pour garder leur esprit calme, et pour maîtriser leur pensées? " 
 

Subhuti est l'un des grands disciples du Bouddha, et la question qu'il pose est de la plus haute importance: " Comment faire pour garder l'esprit serein, pour maîtriser son mental ? ". Il n'est nullement question ici de métaphysique, mais de pratique de vie spirituelle, de tous les jours. Et le Bouddha lui répondit, ainsi qu'à toute l'assemblée présente:
 

" 3. Subhuti, quelqu'un qui suit le chemin du Bodhisattva doit considérer ainsi: 'Tous les êtres dans l'univers, quels que soient leur nombre, leur origine, qu'ils soient nés d'un œuf ou d'une matrice, de la moisissure ou de la transformation; qu'ils soient avec forme ou sans forme, qu'ils soient avec ou sans conscience: tous ces êtres je dois les aider à parvenir au Nirvana, sans laisser aucun derrière. Et, pourtant, bien que d'innombrables êtres aient ainsi été menés au Nirvana, en réalité aucun être n'a été mené au Nirvana.' 
 

Au début du discours du Bouddha, tout semblait aller de soi. On croirait l'entendre exposer le Sutra de la Compassion, prêcher le voeu de Boddhisattva qui est de sauver tous les êtres, de les mener tous au Nirvana. Mais tout d'un coup, c'est un peu comme un contre-pied au tennis, alors que l'on court d'un côté, la balle fuse de l'autre, ce qui ne manque pas de laisser tout le monde au dépourvu: en réalité, aucun être n'a été mené au Nirvana. Très vite, c'est le premier coup porté du " Diamant trancheur ".
 

" Et pourquoi? poursuit le Bouddha. Si, chez un Bodhisattva, la notion d'" être " existait, il ne pourrait pas être appelé un Bodhisattva, un être Eveillé. Et pourquoi? Ce n'est pas un véritable Bodhisattva, s'il existe encore chez lui la notion d'un ego (atman), d'un être (sattva), d'une vie (jiva), ou d'une âme (pudgala)
 

Il en est de même d'un srota-apanna (celui qui est entré dans le courant, première étape dans le chemin de l'Eveil), d'un sakrdagamin (celui qui ne reviendra qu'une fois), d'un anagamin (celui qui ne reviendra plus) et d'un Arhat (saint homme, éveillé), comme il est question au chapitre 8.
 

4. De plus, Subhuti, un Bodhisattva qui pratique le don, la charité (dana) ne doit pas s'attacher. Quand il fait un don, il ne doit pas s'attacher aux formes, aux sons, aux odeurs, au goût, au toucher ou aux objets mentaux. Le don sans attachement est à l'origine de mérites incommensurables. 
 

D'emblée, en quelques phrases, le Bouddha est entré dans le vif du sujet et donné un enseignement paradoxal qui va à l'encontre de tous les idées reçues. Un Bodhisattva qui est conscient qu'il est un Bodhisattva n'est pas un vrai Bodhisattva, celui qui est conscient qu'il est charitable n'est pas vraiment charitable. Parce qu'il fait toujours une distinction entre lui-même et les autres, entre le sujet et l'objet, parce qu'il est encore attaché à son ego, à la personne. L'action n'est plus désintéressée puisqu'en qu'en se valorisant, on flatte déjà son ego.
 

C'est aussi l'attachement aux apparences, à l'aspect extérieur, dont le Bouddha nous apprend à nous méfier.
 

5. Le Bienheureux continua: " Penses-tu, Subhuti, que la véritable nature du Tathagata (=Ainsi-allé, c'est ainsi que le Bouddha se présente lui-même) puisse être perçue par son aspect extérieur? " Subhuti répondit: " Non, Bienheureux. Et pourquoi? Parce cet aspect extérieur dont a parlé le Tathagata n'est pas sa véritable nature. " Le Bienheureux lui dit alors: " Tout ce qui revêt des apparences est fausseté et tromperie. Si l'on réalise que toutes ces apparences ne sont pas des vraies, alors on verra la véritable nature du Tathagata." 
 

Le terme sanskrit utilisé pour apparences est laksana, qui signifie aussi aspect, forme, marque, signe, caractéristique (comme dans trilaksana, les 3 caractéristiques de l'existence: le non-soi, l'impermanence, la souffrance). C'est sur ce concept essentiel qu'est basé le Sutra du Diamant. L'idée centrale, qui revient tout au long du sutra, est que " toute apparence est illusoire ". Ceci va de l'apparence du Bouddha, du Dharma (son enseignement), de la Sangha (communauté des moines), jusqu'à la notion d'ego (atman), d'être(sattva), devie(jiva), ou d'âme(pudgala), etc.
 

Il faut rappeler que le terme sanskrit dharma, souvent rencontré dans les écrits bouddhiques, a 2 sens distincts: 1) l'enseignement du Bouddha, et 2) les choses, c'est-à-dire tout ce qui existe, visible ou invisible, réel ou imaginaire, donc un concept extrêmement vaste. On pourrait les distinguer en mettant un D majuscule au premier et un d minuscule au second, mais comme en sanskrit il n'y a pas de majuscule, c'est finalement le contexte qui permet d'en faire la distinction.
 

Le dharma est l'objet de plusieurs chapitres du Sutra:
 

6. " Ceux qui suivent la voie du Bodhisattva ne doivent s'attacher ni à l'apparence d'un ego, d'un être, d'une vie, ou d'une âme, ni à un dharma ni à un non-dharma. Il ne faut accepter l'existence d'un dharma, ni d'un non-dharma. C'est ainsi que le Tathagata a souvent répété : " O bhikshus, vous devez savoir que le Dharma que je vous ai exposé est semblable à un radeau qu'il faut abandonner une fois arrivé sur l'autre rive. Même le Dharma doit être abandonné, et encore plus le non-Dharma. " 
 

7. " Qu'en penses-tu, Subhuti? Le Tathagata a t-il atteint l'Eveil suprême (anubodhi)? Le Tathagata a t-il exposé le Dharma? " Subhuti  répondit : " D'après ce que j'ai compris de l'enseignement du Bouddha, il n'y a pas de Dharma fixé appelé Eveil suprême, et il n'y a pas de Dharma que le Tathagata puisse exposer. Pourquoi? Parce que le Dharma exposé par le Tathagata ne peut être saisi, et ne peut être exprimé en paroles. Il n'est pas Dharma ni non-Dharma. "
 

21. " Subhuti, ne dis pas que le Tathagata pense: 'Je dois exposer le Dharma'. Ne pense pas ainsi. Pourquoi? Parce que celui qui dit cela, en réalité me dénigre et ne pourra pas comprendre mon enseignement. Subhuti, lorsque le Tathagata expose le Dharma, il n'y a en réalité pas de Dharma à exposer, mais par commodité on l'appelle le Dharma. " 
 

Cette forme de double négation est fréquente dans l'esprit du Prajña-paramita, et de l'école Madhyamaka (dont le chef de file était Nagarjuna, du 2è - 3è siècle ap. JC, l'un des plus grands philosophes indiens, et considéré par les bouddhistes Mahayana comme le 14è patriarche de la lignée Zen). La différenciation en paire d'opposés (Dharma/non-Dharma, sujet ou ego/objet, etc.) doit être abolie de façon à faire apparaître la prajña.
 

On rencontre ainsi souvent dans le Sutra la même formule qui revient, et qui ne manque pas de décontenancer le lecteur, formée des séquences suivantes: 1. affirmation (telle chose existe...), 2. négation (en réalité elle n'existe pas...), 3. c'est pourquoi il y a affirmation (c'est pourquoi on l'appelle simplement...).
 

Il en est ainsi d'inombrables particules de poussière, d'inombrables univers :
 

13 et 30. " Le Tathagata a dit que ces particules de poussière ne sont pas réelles, mais sont simplement appelées particules de poussière, que ces univers ne sont pas réels, mais sont simplement appelés univers. Et pourquoi? Parce que s'ils existaient réellement, ils seraient juste des agglomérats. Le Tathagata dit que ces agglomérats ne sont pas, mais ils sont appelés agglomérats. Subhuti, ce qui est appelé agglomérat on ne peut en parler, mais l'homme ordinaire en éprouve du désir et de l'attachement. " 
 

Les différentes formes: un grand corps (ch. 10, 17), le corps physique parfait du Bouddha (ch. 20), les divers yeux du Bouddha (ch. 18), les 32 marques physiques du Bouddha (ch. 13, 26), le Dharma (ch. 7, 13, 17, 21), les Bouddhas et Dharmas (ch. 8), l'Eveil Suprême (ch. 17, 22), le prajña-paramita (ch. 13), la première et la troisième paramitas (dana, don et ksanti, endurance) (ch. 14), les mérites et leurs récompenses (ch. 8, 19, 28), les grains de poussière et le monde (ch. 13, 30), les êtres vivants (ch. 21), les hommes ordinaires (ch. 25), le mental (ch. 18), les bonnes vertus (ch. 23), les formes des choses (dharma-laksana) (ch. 30, 31), la réalité (ch. 13), toutes sont traitées avec la même formule: " ce qu'on appelle [...], n'est en réalité pas [...], c'est pourquoi par commodité on l'appelle [...] "
 

A propos des 32 marques physiques du Bouddha, celui-ci prononça un fameux gatha :
 

26. " Celui qui me cherche dans la forme,
Celui qui me sollicite par le son,
Celui-là se trompe de chemin,
Et ne peut pas voir le Tathagata ". 
Ceci peut être interprété de façon très " Zen ": les représentations du Bouddha (images, statues) ne sont que des représentations; les sutras, les prières, que l'on récite, les invocations au Bouddha ne sont que des sujets d'attention sans plus (" la prière est une direction de l'esprit ", disait Rainer Maria Rilke), et il ne sert à rien de s'y attacher.
Au chapitre 10, le Bouddha donne le conseil essentiel suivant:

 

" C'est ainsi que le Bodhisattva, le grand être, devrait purifier son esprit: ne pas s'attacher à la forme pour faire naître la pensée, ne pas s'attacher aux sons, aux odeurs, au goût, au toucher, aux objets mentaux pour faire naître la pensée. Ne pas s'attacher à quoi que ce soit, qui puisse faire naître le mental ". 
 

Cette dernière phrase, en apparence anodine, est en fait porteuse du message le plus profond, le plus tranchant, le plus explosif de l'esprit Zen. C'est en entendant son maître lui lire cette phrase au moment de la transmission de la lampe que le Sixième Patriarche Huì Néng atteignit l'Eveil et s'exclama: " Comment se douter que la nature de l'esprit est originellement pure! qu'elle est originellement complète! qu'elle est originellement sans naissance et sans mort! qu'elle est originellement tranquille! qu'elle est à l'origine de toutes choses! ". De même le roi bouddhiste viêtnamien Trân Thai Tông a également réalisé l'Eveil à la lecture de cette fameuse phrase du Sutra : " Ne pas s'attacher à quoi que ce soit, qui puisse faire naître la pensée " (Ưng vô sở trụ nhi sanh kỳ tâm)
 

Les 13è et 14è chapitres font la synthèse de l'enseignement du Sutra :
 

13. Alors Subhuti demanda: " Ô Bienheureux, comment devons nous appeler ce sutra, et comment devons nous l'honorer et le garder à l'esprit? " Le Bouddha répondit: " Ce sutra s'appelle 'Le Diamant de la Sagesse qui est allée au-delà' (prajña-paramita), et c'est ainsi que vous devez le garder à l'esprit. Et pourquoi? Ce que le Tathagata a enseigné comme étant la Sagesse qui est allée au-delà, ce n'est pas la Sagesse qui est allée au-delà. C'est pourquoi elle est appelée la Sagesse qui est allée au-delà. Qu'en penses-tu, Subhuti? Le Tathagata a t-il exposé le Dharma? ". Subhuti répondit: " Non, Bienheureux, le Tathagata n'a rien exposé de tel ". 
 

14. A ce moment, après avoir écouté le sutra, Subhuti comprit son sens profond et fut ému jusqu'aux larmes. Il dit au Bouddha: " Comme il est merveilleux, Bienheureux, d'entendre le Tathagata exposer un aussi profond sutra! Depuis que j'ai acquis l'oeil de la sagesse, je n'ai jamais entendu un tel discours. Si quelqu'un après avoir entendu ce sutra, croit que son esprit est immaculé et pur, il réalisera la réalité. Cette réalité n'est pas la Réalité, mais le Tathagata l'appelle la réalité.
 

Bienheureux, moi qui suis en train d'écouter ce sutra, je n'ai aucune difficulté à croire, à le comprendre, à le recevoir et à le retenir, mais à la dernière époque, après que cinq cents ans se seront écoulés, s'il y a une personne qui entendra ce sutra, croit en lui, le comprend, le reçoit et le retient, celui-là sera des plus rares. Pourquoi? Parce qu'il ne pensera plus en terme d'ego, de personnalité, d'être, ou d'âme. Pourquoi? Parce que les formes d'un ego, d'une personnalité, d'un être, ou d'une âme ne sont pas des formes. Pourquoi? Parce que quand il aura rejeté toutes les formes, il sera appelé un Bouddha. " 
 

" C'est bien ainsi, Subhuti! répondit le Bouddha. D'un autre côté, s'il se trouve quelqu'un qui, après avoir entendu ce sutra, n'est pas effrayé, alarmé ou troublé, sache que c'est quelqu'un de très rare.
 

Subhuti, la paramita d'endurance (ksanti-paramita), le Tathagata dit qu'elle n'est pas la paramita d'endurance, c'est pour cela qu'on est l'appelle la paramita d'endurance. Pourquoi? Parce que, Subhuti, dans une vie antérieure lorsque mon corps fut mutilé par le roi de Kalinga, je n'avais à ce moment-là aucune notion d'un ego, d'une personnalité, d'un être, ou d'une âme. Pourquoi? Parce que, dans le passé, lorsque mon corps fut dépecé membre par membre, si j'avais nourri l'idée d'un ego, d'une personnalité, d'un être, ou d'une âme, aussitôt serait éveillé en moi un sentiment de colère et de haine. Subhuti, je me souviens aussi, dans mes cinq cents vies antérieures, être un ksantyrsi endurant toute sorte d'insultes et ne garder en moi aucune notion d'ego, de personnalité, d'être, ou d'âme." 
 

" Ainsi, Subhuti, les Bodhisattvas doivent abandonner toute conception de formes et chercher à développer l'Eveil suprême (Anuttara-samyak-sambodhi). Leur esprit ne doit pas s'attacher aux formes, sons, odeur, goût, toucher et objets mentaux. Leur esprit ne doit s'attacher nulle part. Si l'esprit s'attache quelque part, il sera dans l'erreur. C'est pourquoi le Bouddha dit que l'esprit des Bodhisattvas ne doit pas s'attacher aux formes, quand ils pratiquent le don (dana). Subhuti, ils doivent le faire en gardant à l'esprit que c'est seulement pour le bien-être de tous les êtres vivants. Le Tathagata parle des formes qui ne sont pas des formes, et des êtres vivants qui ne sont pas des êtres vivants.
 

Subhuti, si un Bodhisattva pratique le don (dana) avec un esprit s'attachant aux choses (dharma), il est comme un homme qui entre dans l'obscurité sans rien voir. Mais s'il pratique le dana avec un esprit ne s'attachant pas aux dharma, il est comme un homme aux yeux ouverts, voyant tout dans la lumière du soleil."
 

" Subhuti, celui qui développe l'Eveil suprême, doit ainsi savoir, voir, croire et comprendre toute chose ; il ne doit pas éveiller la perception des choses (dharma-lasksana) dans son esprit. Subhuti, le dharma-lasksana ainsi appelé, le Tathagata dit qu'il n'est pas, mais par commodité il est appelé la forme des choses ". 
 

Le Sutra se termina ainsi, par son célèbre gatha final:
 

" Tous les phénomènes conditionnés, 

sont comme un rêve, une illusion, une bulle, une ombre, 
Comme de la rosée, un éclair, 
Ainsi doit-on les considérer. " 
Lorsque le Bienheureux eut terminé d'exposer le sutra, le Vénérable Subhuti, ainsi que les autres moines et moniales, les laïcs, et le monde entier avec ses dieux, ses hommes, ses asuras, étaient remplis de joie en recevant et en observant son enseignement.
Ainsi se termine le Sutra, dans le même cadre qu'il a commencé, simplement, comme un enseignement donné par un maître à ses disciples. Rien de religieux à proprement parler, ni de sacré, ni de surnaturel.

 

Mais c'est un enseignement exceptionnel, bouleversant par son contenu profond et subtil, rempli de paradoxes apparents et en réalité solidement bâti sur l'intuition d'une harmonieuse unité.
 

Je voudrais revenir un moment sur le gatha final. C'est par lui que j'ai eu mon premier contact avec le Sutra du Diamant, en tombant un jour sur une traduction très poétique de Kenneth Saunders:
 
 

"Thus shall ye think of all this fleeting world:
A star at dawn, a bubble in a stream,
A flash of lightning in a summer cloud,
A flickering lamp, a phantom, and a dream ."
(Ainsi dois-tu considérer ce monde mouvant:
Une étoile à l'aube, une bulle dans un ruisseau,
Un éclair dans un nuage d'été,
Une lampe qui vacille, un fantôme, un rêve).
Une lecture trop hâtive pourrait conclure à une vision nihiliste du monde, telle que certains philosophes occidentaux du XIXè siècle avaient caractérisé le bouddhisme en le découvrant. Pour eux, le bouddhisme n'était rien d'autre qu'une " philosophie du néant ". Puisque pour le Bouddha, tous les phénomènes sont illusoires, cela ne reviendrait-il pas à dire que " l'être n'est pas ", à l'encontre de l'affirmation de Parménide: " L'être est, le non-être n'est pas "?
Mais si l'être n'est pas, à quoi bon lutter, à quoi bon aimer, à quoi bon vivre tout court? Et puis, fonder une philosophie sur la souffrance, n'est-ce pas du pessimisme, du négativisme, de la passivité?

 

En réalité, le bouddhisme n'est pas nihiliste, ni pessimiste, ni passif.
 

Il est vrai que le point de départ, le leitmotiv de la présence du bouddhisme est la souffrance (dukkha). Mais partir de la souffrance, ce n'est pas pour y rester, mais bien au contraire pour la quitter. Comme une démarche médicale, il s'agit de diagnostiquer la cause de la souffrance et d'en proposer un traitement. L'aboutissement de cette démarche est la guérison, la fin de la souffrance, laquelle ne dépend que de soi-même, de ses propres efforts.
 

Y a t-il ailleurs une attitude philosophique plus active, plus pratique, plus optimiste, plus positive que celle du Bouddha? De plus, s'il avait considéré ce monde comme du néant, et toute chose comme illusoire, pourquoi l'Eveillé aurait-il consacré 45 ans de sa vie à sillonner le bassin du Gange pour enseigner aux hommes sa sagesse?
 

Enfin, si l'on approfondit le gatha final du Sutra du Diamant, on s'aperçoit que si les phénomènes sont illusoires, ils n'apparaissent pas moins réels à un moment donné, pour le sujet lui-même.
 

Ainsi, lequel de nous n'a t-il pas connu l'intense frayeur que lui a causé un cauchemar? Qui n'a pas été saisi par la beauté d'un arc-en-ciel, même s'il ne résulte que le reflet du soleil sur des gouttelettes de pluie? Qui dans son enfance ne s'est pas émerveillé devant un tour de magie, ou n'a pas couru derrière des bulles de savon colorées et éphémères balayées par le vent?
 

Il y a bien sûr l'illusion de la réalité, mais aussi la réalité de l'illusion. Du point de vue de l'humain, le Bouddha ne réfute ni l'un ni l'autre, mais nous met simplement en garde contre l'attachement et l'égarement par les constructions de l'esprit.
 

Cette position intermédiaire entre l'être et le non-être, cette voie moyenne comme on l'appelle, est illustrée par le gatha d'un maître Thiền viêtnamien du XIè siècle ap. JC, Từ Ðạo Hạnh :
 
 

" Tác hữu trần sa hữu, 


Vi không nhất thiết không.
Hữu, không như thủy nguyệt,
Vật trước hữu không không.

(Considérant l'être, même un grain de sable, une particule de poussière existent.

Considérant le non-être, le monde entier n'existe pas.
Etre et non-être sont comme les reflets de la lune sur l'eau,
Ne vous attachez point ni à l'être, ni au non-être. "
Tout dualisme n'est donc qu'une création de l'esprit, comme le soulignent ces paroles de maîtres Zen:
" Ne cherche pas le vrai, ne rejette pas le faux.
Comprends juste que les deux sont vides et sans forme. "
" Cesse toutes conditions;
ne laisse pas apparaître la moindre pensée."
" Là où il y a des mots et des paroles,
il n'y a pas de vrai signification."
Mais alors, pourquoi le Bouddha a t-il enseigné le Dharma? Pourquoi persistons nous à vouloir commenter le Sutra, c'est-à-dire discourir sur le discours, concevoir l'inconcevable?
En réalité, comme l'a bien expliqué Nagarjuna, pour comprendre la pensée du Bouddha, il faut distinguer deux niveaux de vérité: la vérité relative, conventionnelle (samvriti-satya) et la vérité profonde, absolue (paramartha-satya). La première, on peut en parler, moyennant du discours, des symboles, des concepts. La deuxième est inexprimable, au-delà des mots, de toute représentation.

 

Aram signifie " rive " en sanskrit. Param, " l'autre rive ". Prajña-paramita est la sagesse à l'arrivée sur l'autre rive, qui ne peut être exprimée tant que l'on est encore sur cette rive-ci, la sagesse qui est allée au-delà.

C'est pour cela que tout ce qui vient d'être exposé n'est qu'un piètre reflet de la vraie Perfection de Sagesse. J'espère que ces inévitables déformations ne seront pas trop grandes, et que le Bouddha et les grands sages qui ont suivi sa voie, voudraient bien accorder leur indulgence et leur pardon à un humble disciple...
 

Maintenant, c'est à chacun de vous d'essayer par vous-même de percevoir le sens profond du Sutra, en y méditant longuement et en le récitant, encore et encore.
 

Il ne tient qu'à vous de découvrir votre diamant.
 

Trinh Dinh Hy
Olivet, 26/09/2014