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Quelle Voie Bouddhiste ? 
Chapitre I

Thich Tri Siêu
Traduit du vietnamien par
Corinne Segers

Chapitre I
Avant Propos
Eveil & Libération
Doctrines, Dogmes & Préceptes
Végétariens - Carnivores
Maîtres Mariés
Portrait du Maître Encadré
Trouver un Maître Réalisé
Chapitre II
Chez les Tibétains
Les Ecoles Tibétaines
La Retraite
Yin/Yang, Masculin/Féminin
Chapitre III
Les Chakras
L’Ego Spirituel
Causes et Effets
L’Amour
La Voie Sans Nom
Avant Propos
J ’ai commencé à m’intéresser au Bouddhisme à l’âge de 15 ans, lors d’une cérémonie de prières pour le décès de mon grand-père paternel. Ce fut le début d’une consommation intensive de livres sur le Bouddhisme, qui me marquèrent profondément. A 23 ans, j’entrai à la pagode et me fis moine, me fixant secrètement pour objectif l’Eveil, la libération dans cette vie même, à l’exemple des patriarches d’autrefois. Ah, la naïveté touchante des premiers pas sur la Voie!…

Avec un enthousiasme débordant, je me consacrai à aider autrui (car rendre service aux êtres vivants équivaut à rendre hommage aux Bouddhas des dix directions) et à étudier le Dharma dans l’émulation avec mes condisciples. J’appris les rituels et les cérémonies de base que tout moine doit connaître, ainsi que les doctrines générales qui permettent de guider les fidèles au cours des enseignements hebdomadaires. Pourtant, il me semblait que tant de connaissances me manquaient encore. Je vins trouver mon maître pour lui demander l’autorisation de quitter la communauté. Je voulais trouver un maître authentique et approfondir ma connaissance du Dharma.

Voyageant d’un lieu à l’autre, ma vie de moine errant à la recherche de la Voie me fit découvrir bien des contradictions et des absurdités dans les communautés religieuses, et j’hésitai dès lors entre deux attitudes : laisser faire ou réagir. Devais-je me taire, faire semblant de rien et laisser les gens agir à leur gré, en me disant que les habiles surnageraient toujours et tant pis pour les autres - ou devais-je exprimer mes impressions et réflexions ?

En 1987, je choisis d’exposer mon point de vue dans mon livre "Méditation des Quatre Fondements de l’Attention", ce qui ne plut pas à certains de mes condisciples.

Tenant compte de leur réaction, mes livres suivants se cantonnèrent au domaine de la traduction et du conseil pratique aux fidèles pour leur développement spirituel.

***

Deux sortes d’individus peuplent ce monde : les premiers sont en quête permanente du sens de la vie et s’efforcent de comprendre; les seconds n’ont pas la moindre envie de réfléchir et sont parfaitement satisfaits de vivre comme des moutons, de travailler, de bien manger, de bien dormir et de s’amuser comme tout le monde en se conformant au style de vie à la mode.

Les premiers sont peu nombreux, ce sont des révolutionnaires, des visionnaires, des prophètes et des fondateurs de religions, des savants et des inventeurs…

Les seconds constituent la grande majorité, des riches milliardaires aux mendiants les plus pauvres, des dirigeants d’entreprises aux employés et aux ouvriers. Tous ces gens, avides et égoïstes, courent après l’argent, les plaisirs, la beauté et la gloire, sans jamais se demander pourquoi et dans quel but ils sont en vie.

Le Bouddha fut un révolutionnaire qui, insatisfait des doctrines brahmaniques qui prévalaient de son temps, partit en quête d’une nouvelle Voie. Son rejet du système de castes qui dominait la société indienne de l’époque est un des signes de son anticonformisme novateur.

L’histoire nous montre qu’une révolution succède toujours à une période où l’humanité s’assoupit et sombre dans l’obscurantisme. Mais ces révolutions successives n’échappent pas non plus à la loi de l’impermanence : elles réveillent l’homme, changent sa façon de penser et sa manière de vivre pour un temps, puis, petit à petit, elles se figent en structures qui enferment les générations suivantes dans un carcan de traditions conservatrices et dépassées.

***

Revenons à mon cas personnel. Pour moi, comme pour beaucoup d’autres, devenir bouddhiste signifiait embrasser l’idéal de la libération.

J’avais la ferme intention de demander à mon maître, après une période d’apprentissage et d’étude, de pouvoir me retirer en un lieu isolé pour y faire une retraite. Jour après jour, entre les deux sessions de prières, j’étudiais et récitais les soutras, comme le Soutra du Diamant, le Soutra du Lotus, le Soutra du Nirvana, etc… Résolu de me tenir à l’écart du monde, je pratiquais assidûment la méditation pour réaliser rapidement l’Eveil. Mais, ironiquement, plus je pratiquais, plus les doutes m’assaillaient et l’étendue de mon ignorance m’apparaissait clairement. Je ressentais le besoin d’approfondir ma compréhension et de trouver une réponse aux questions complexes qui m’empêchaient de méditer en paix, de réciter les soutras et de prier jour et nuit. C’est pourquoi, au lieu de me retirer paisiblement dans un endroit isolé pour pratiquer, je suis reparti, baluchon sous le bras, à la recherche des maîtres et de la Voie. Mes condisciples me critiquaient en chuchotant entre eux que je faisais une bien drôle de moine, à toujours courir le monde en solitaire, au lieu de me fixer quelque part pour prier, enseigner le Dharma, construire des temples, fonder des associations, etc.

Au cours de cette période d’errance et de quête, j’ai écrit quelques livres pour partager avec mes amis dans le Dharma les connaissances que j’avais glanées. En écrivant ce livre-ci, mon approche fut différente : je n’ai pas suivi un plan structuré comme précédemment mais j’ai laissé libre cours à mes pensées et à mes souvenirs, mélangeant mémoires et enseignements. Aussi, je vous demande instamment de ne pas considérer les réflexions qui émaillent ce livre comme des vérités - car même aujourd’hui, je ne suis pas trop sûr moi-même de suivre correctement la Voie du Bouddha ou de suivre une autre voie dont j’ignore encore le nom. Libre à vous de l’appeler comme bon vous plaira lorsque vous aurez terminé votre lecture…

Paris, juin 1996
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Eveil & Libération
La Voie du Bouddha est une voie d’Eveil, de Libération, mais s’éveiller à quoi? Libérer qui?

Les termes " éveil " et " libération " se traduisent en vietnamien par deux mots composés: " giac ngô " et " giai thoat " respectivement.

" Giac " signifie savoir, mais que sommes-nous sensés savoir?

" Ngô " signifie reconnaître, mais qu’est-ce donc qui est reconnu dans l’Eveil?

" Giai " signifie ouvrir, mais qu’ouvrons-nous?

" Thoat " signifie échapper aux entraves, mais quelles sont ces entraves et qui lient-elles?

Ces mots que nous utilisons par habitude, nous sommes-nous jamais arrêtés sur leur véritable signification?

Ce que nous voulons savoir, percevoir, réaliser, c’est l’Eveil tel que l’a réalisé le Bouddha Shakyamouni autrefois, n’est-ce pas? Mais qu’a donc réalisé le Bouddha a autrefois?

Le Bouddha a compris et constaté que la vie est un océan de souffrances. Sans doute l’avez-vous aussi déjà compris et constaté vous-mêmes. Que voulez-vous donc comprendre de plus?

Le Bouddha a compris et vu les causes de la souffrance, ce que l’on appelle selon la terminologie bouddhiste la " Noble Vérité de l’Origine de la Souffrance "(Samudaya-satya). Et vous n’êtes pas non plus sans les ignorer peu ou prou. Les causes de la souffrance sont les " trois poisons ", à savoir le désir, l’aversion et l’ignorance - ou encore les dix chaînes et les dix souillures. Que voulez-vous dès lors réaliser de plus?

Le Bouddha vit et réalisa que le Nirvana est un état de bonheur et de paix parfaite, exempt de toute trace de souffrance. Cela aussi, vous le savez déjà sûrement, pourtant aucun d’entre vous ne l’a atteint, n’est-ce pas? Alors, que faire pour l’atteindre?

Le Bouddha a compris et expérimenté la voie qui mène au Nirvana. C’est la " Noble Vérité de la Voie "(Ariyamarga-satya). Comme vous en avez sans doute déjà tous entendu parlé, la Voie comprend les trente-sept auxiliaires de l’Eveil: les quatre Etablissements de l’Attention, les quatre Efforts Justes, les quatre Bases des Pouvoirs Miraculeux, les cinq Facultés, les cinq Forces, les sept Pensées de l’Eveil et l’Octuple Sentier. Lequel de ces chemins avez-vous donc choisi pour vous conduire au Nirvana?

En résumé, ce que le Bouddha a réalisé n’est autre que les " Quatre Nobles Vérités " que nous venons d’énumérer. Si vous les connaissez déjà, que voulez-vous comprendre de plus?

Les Quatre Nobles Vérités sont la doctrine de base du Bouddhisme que nous connaissons presque tous. Avons-nous pour autant réalisé l’Eveil? Non, bien sûr, me répondrez-vous. Dans ce cas, que nous manque-t-il donc de plus pour y parvenir?

Le Bouddha nous a enseigné tout ce qu’il savait dans les soutras (1) , il ne nous a rien caché. Il devrait donc nous suffir de suivre ces enseignements et de les pratiquer correctement pour devenir nous-mêmes des Bouddhas. Hélas, l’étude des soutras n’est pas chose facile. Nous voilà confrontés aux Soutras du Theravada, à ceux du Mahayana, aux enseignements exotériques du Soutrayana et aux enseignements ésotériques des Tantras, aux enseignements de la voie progressive, à ceux de la voie immédiate, etc.

Parmi les soutras du Mahayana, ils y a ceux que certains considèrent comme suprêmes, les "rois" des soutras. S’il n’y avait qu’un seul roi, les choses seraient encore simples, seulement voilà, nous avons l’embarras du choix et comment savoir lequel d’entre eux est le plus grand?

Qui n’aime se rapprocher des puissants pour bénéficier de leurs faveurs? On comprend donc que la plupart des gens étudient et récitent les " grands " soutras, tels que le Soutra du Lotus, l’Avatamsaka, le Vajraccedika, etc… Mais récitent-ils les soutras pour accumuler des mérites ou pour réaliser l’Eveil? Et s’éveiller à quoi? Accumuler des mérites pour qui? Pour notre " moi " égoïste et confus? Ou pour tous les êtres sensibles? Et qui sont ces " êtres sensibles "? Le savons-nous ou ne nous préoccupons-nous que notre moi, ce qui est à moi, ma femme, ma maison, mon temple, mes fidèles?

Pourtant, cela n’est pas encore trop grave. Il y a pire. Il y a ceux qui, plus sages et plus intelligents, vont écouter les maîtres qui expliquent les soutras. Ils collectionnent les cassettes de ce maître-ci ou de ce maître-là, puis, convaincus d’avoir compris le sens des grands soutras, ils ne regardent plus les autres qu’avec mépris.

Le Bouddha nous a pourtant mis en garde, précisant que ses enseignements n’étaient qu’un moyen et non la vérité elle-même, qu’ils étaient comparables au doigt qui montre la lune mais qui n’est pas la lune. A quoi rime donc l’orgueil que certains tirent de leur présumée connaissance supérieure des soutras et leur mépris des autres? Est-ce qu’étudier et réciter les soutras de la sorte mène à l’Eveil et à la Libération ou à développer encore davantage d’ignorance et d’émotions négatives?

A quoi s’éveille-t-on? L’objet que vous poursuivez dépendra entièrement de votre niveau, de vos acquis et de vos aspirations.

Le Shravaka s’éveille aux Quatre Nobles Vérités, le Pratyeka Bouddha s’éveille à l’interdépendance, le Bodhisattva s’éveille à la nature illusoire des phénomènes et demeure heureux et imperturbable au sein du Samsara.

Et vous, à quel Eveil aspirez-vous? Souhaitez-vous réaliser votre nature originelle, votre vrai visage, votre maître intérieur, votre nature de Bouddha? Est-ce pour cela que vous pratiquez le Zen?

Ou souhaitez-vous réaliser la nature intrinsèque d’Amitabha, l’esprit de la Terre Pure, et c’est pourquoi vous pratiquez selon l’école de la Terre Pure (Amidisme)?

Ou voulez-vous réaliser la bouddhéité en cette vie même, à la manière tantrique?

Mais que vous suiviez le Zen, le tantrisme ou la Terre Pure, que voulez-vous réaliser? La doctrine bouddhiste est infiniment vaste et ne se limite pas à des termes comme " nature de Bouddha ", " visage originel ", " Zen ", " Terre Pure ", " tantrisme ". Il en va de même de l’Eveil ou, pour être plus précis, de l’objet de l’Eveil qui est, lui aussi, infiniment vaste. Pour le connaître, il ne faut pas nécessairement entrer au monastère et se faire moine! Peut-on trouver l’Eveil dans tel ou tel soutra? Ou devons-nous le chercher directement dans la vie de tous les jours?

Je suis sûr que vous avez déjà rencontré de ces gens qui fréquentent les temples depuis tant d’années, qui connaissent et ont récité un nombre impressionnant de soutras et qui pourtant se comportent encore plus mal que bien des gens qui ne connaissent rien au Bouddhisme.

Si c’est l’Eveil que vous cherchez, essayez de déterminer et de définir l’objet de votre quête. A quoi voulez-vous vous éveiller? Ce que vous cherchez va-t-il vous permettre de mieux vivre avec les gens qui vous entourent, dans l’harmonie, la paix et le bonheur?

***

Parlons maintenant de la libération. Supposons que quelqu’un me capture, me lie pieds et mains et m’enferme à double tour. Ensuite, j’essaye de me débarrasser de mes liens et de m’enfuir de ma cellule. Lorsque je suis parvenu à m’échapper, je peux dire que je me suis libéré.

Les soutras comparent les trois mondes à une maison en feu où l’on ne peut nulle part trouver le repos et la paix. Notre seule issue est de pratiquer pour nous échapper. Mais si nous y regardons de plus près, qui nous a capturés? Qui nous a enchaînés? De quoi sont faits les liens qui nous entravent? Où sommes-nous enfermés?

J’ai déjà traité ces questions en détail dans mon livre " Recherche du Je ". En résumé, nous sommes les artisans de notre propre souffrance, il n’y a personne d’autre qui nous fasse souffrir.

Les ennemis du Bouddha l’insultèrent et usèrent de tous les moyens possibles pour lui nuire, sans parvenir à altérer sa sérénité heureuse. La pluie, le soleil, les louanges ou les blâmes ne sont que des circonstances extérieures. Si nous ne maîtrisons pas notre esprit et nous laissons emporter par des émotions qui nous font souffrir, c’est notre propre faute et non celle des autres.

Alors pourquoi pleurer lorsque nous entendons certains nous critiquer et médire de nous dans le monastère? Qu’avons-nous fait de la leçon sur la libération? Si d’autres s’empoisonnent l’esprit de mauvaises pensées et se salissent la bouche de méchantes paroles, ce n’est que le résultat de leur ignorance. En quoi cela nous concerne-t-il donc? Pourquoi nous sentir si malheureux? N’est-ce pas notre ego qui se sent blessé?

Et si nous partions à la chasse ? Si nous partions chasser cet ego…

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Doctrines, Dogmes & Préceptes
Toutes les religions du monde tirent leur source d’un être d’exception. Celui-ci a découvert une vérité ou un principe fondamental qu’il a ensuite enseigné et transmis au peuple, accédant ainsi au statut de chef spirituel et ses enseignements devenant une doctrine.

Le Bouddha Sakyamouni, avec ses 1250 disciples, eut le plus grand nombre de fidèles. Le Christ n’eut que douze apôtres et Mahomet cinq. Lao Tseu demeura seul avec son buffle. Quant à Confusius, il ne fut suivi que par une dizaine de disciples.

Personnellement, je ne crois pas que ces grands hommes aient jamais voulu de leur vivant devenir les pères fondateurs ou les chefs spirituels de nouvelles religions. Je pense qu’ils souhaitaient simplement partager leurs réflexions avec les autres et transmettre un message. Une doctrine n’est donc essentiellement que l’essai de transmission d’un message. Si ce message est mal reçu, la doctrine se mue en un flot de verbiage philosophique pompeux. Les années et les siècles s’écoulant, chaque disciple ira de son interprétation personnelle et des factions antagonistes surgiront. Pour y remédier, les plus influents fondront les points essentiels de la doctrine en une coulée de métal qui se solidifiera en un socle inébranlable, fondement indestructible, inviolable et immuable de la foi : les dogmes.

Les doctrines, bien que nombreuses, n’ont rien de dangereux. Les dogmes, bien que peu nombreux, sont dangereux parce qu’ils coincent et limitent les gens, et qu’on peut facilement les confondre avec des vérités ultimes. Les dogmes imposent ou interdisent. Ils établissent un code de conduite auquel on doit se conformer. Un bon pratiquant se doit d’être végétarien, de prier le Bouddha, d’aller à la pagode pour faire des offrandes et gagner du mérite en contribuant à ses activités. Chez les Chrétiens, certains promettent les flammes de l’enfer à ceux qui n’assistent pas à la messe du dimanche. Chez les Musulmans, quiconque commet une offense envers Allah risque la peine de mort. Lorsqu’un dogme est considéré comme une vérité suprême par la majorité, il devient un article de foi. En bref, un dogme est une doctrine congelée, solidifiée.

Le précepte est une forme particulière du dogme qui a trait à notre comportement dans la vie de tous les jours. Il est dit dans le Vinaya (2) qu’au cours des douze premières années qui suivirent la fondation de la Sangha (3) , le Bouddha n’énonça aucune règle de conduite, parce que la Sangha était pure. Ce n’est qu’au cours de la treizième année que la pratique des nouveaux moines laissa à désirer et créa des problèmes. Le Bouddha édicta alors les premières règles, au fur et à mesure, en fonction des problèmes qui se présentaient, comme un médecin qui administre le médicament approprié pour le mal qu’il vient de diagnostiquer.

Certains transformèrent pourtant le remède en mal! Ainsi, une règle interdisait aux moines de grimper dans un arbre dépassant la taille d’un homme. Un jour, un moine se trouva face à un tigre dans la forêt. Il s’enfuit, terrorisé, et se réfugia dans un arbre mais, de peur d’enfreindre le précepte n’osa pas grimper plus haut qu’1m70. Le tigre sauta, l’attrapa et le dévora. Les autres moines racontèrent le drame au Bouddha, qui s’empressa d’amender la règle en prévoyant une exception en cas de force majeure ou de danger.

Dans les préceptes, on trouve des règles mineures et des règles majeures. On peut les considérer de manière souple ou étroite, on peut les respecter ou les enfreindre en cas de danger. Le Bouddha créa chaque précepte en fonction des circonstances, du niveau des disciples et de l’environnement social de l’époque. Au cours des quarante cinq années qui séparent la fondation de la Sangha de son Parinirvana, il énonça deux cent cinquante règles de conduite pour les moines. S’il avait vécu jusqu’à ce jour, les moines devraient sans doute se soumettre à au moins deux mille cinq cent règles…

***

Dans le Mahaparinirvana, un soutra qui fait partie des Dighâgama (ou Dighâ Nikaya), le Bouddha s’entretient avec Ananda avant de mourir, et autorise les moines à laisser tomber les règles mineures si nécessaire. Lors du premier Concile, au cours duquel la Sangha se réunit après la mort du Bouddha pour rassembler et mémoriser tous ses enseignements, Kasyapa reprocha à Ananda de ne pas avoir demandé au Bouddha de préciser quelles étaient exactement ces règles mineures. Et depuis lors, sans doute par respect pour le Bouddha (à moins que ce ne soit parce qu’ils ne voient aucune règle qu’ils puissent considérer comme de moindre importance), les moines les ont toutes conservées.

***

Un pratiquant a besoin de règles de conduite. Comme un garde-fou, elles lui évitent de s’égarer et protègent sa pratique de la dégradation. Mais il devrait pouvoir les appliquer avec souplesse, en fonction des circonstances et des conditions historiques et sociales dans lesquelles il évolue.

Si vous êtes un bouddhiste convaincu, sans doute voulez-vous observer les préceptes sans faillir. Observer les préceptes est excellent et louable, pour autant qu’on ne tombe pas dans le fanatisme et l’orgueil.

J’ai connu un moine qui respectait scrupuleusement les règles de conduite. Lorsqu’il parlait avec une femme, il maintenait une distance de trois mètres entre elle et lui. Si par mégarde, une jeune femme effleurait son vêtement en le croisant, il allait tout de suite le laver. Quand un autre moine s’entretenait un peu trop longtemps avec une fidèle, il intervenait pour signaler que le temps imparti à l’entrevue était dépassé. Tout le monde au monastère éprouvait un respect teinté de crainte pour ce moine qui observait les préceptes de manière aussi stricte. Curieusement, quelques années plus tard, ce même moine remit ses vœux pour … se marier.

Quant à moi, j’ai pris les vœux de bikshu (4) avec beaucoup de sérieux. Si je m’étais contenté de faire attention à ma propre conduite, cela aurait été fort bien, mais j’observais les autres, accordant mon estime à ceux qui respectaient les préceptes et méprisant les autres. Il m’est même arrivé de dénoncer l’inconduite de certains à notre maître! Lorsqu’il m’arrivait d’accompagner d’autres moines lors de déplacements pour des affaires religieuses et de partager leur chambre, je préférais endurer des douleurs dans le dos et le cou plutôt que de me tourner sur le dos ou le côté gauche, parce que si je voulais devenir un bon moine, je me devais de dormir immobile sur le côté droit, dans la posture adoptée par le Bouddha au moment de son passage en Nirvana!

Heureusement pour moi, depuis que je suis devenu "moine itinérant", j’ai eu l’occasion d’entrer en contact avec d’autres traditions et ma conception des préceptes et de la discipline n’est plus aussi étroite et puérile qu’autrefois : elle a changé et mûri.

***

Je soulève ici la question des règles de discipline parce que chacun d’entre-nous voudrait bien être le "meilleur" élève du Bouddha, son enfant sage qui connaît les règles et les applique mieux que les autres. Déjà du temps du Bouddha, la rivalité éclata entre deux groupes de bikshus au cours de la retraite d’été à Kosambi. Un moine avait enfreint une règle mineure relative à l’usage des toilettes. Des moines pointilleux sur les règles l’incriminèrent. D’autres moines, qui connaissaient bien les enseignements, le défendirent, car selon eux, une telle faute ne valait pas la peine d’être relevée. Les deux factions étaient persuadées d’avoir raison, aucune ne voulait céder et la discorde perturba l’harmonie de la Sangha. Le Bouddha intervint en personne pour calmer les esprits et aplanir le problème, mais personne ne l’écouta. Il partit donc seul dans la forêt de Parileyyaka, où il passa la retraite d’été sous un arbre sala. On raconte qu’un éléphant et un singe le servirent pendant cette période.

***

Le deuxième Concile, qui eut lieu à Vaisali afin de compiler les enseignements, tire lui aussi sa source d’un conflit sur des questions de discipline qui divisaient la Sangha en deux groupes: les tenants du Theravada et les Mahasanghikas.

Aucun bouddhiste ne souhaite que la Sangha soit divisée, ce qui, hélas, n’empêche personne de penser qu’il comprend les Soutras et le Vinaya mieux que quiconque. Si nos actions sont en contradiction avec nos intentions, pourquoi s’étonner des tristes résultats?

***

Combien de préceptes doivent respecter les moines? Les moines vietnamiens et chinois doivent respecter 250 règles, mais ce n’est vrai que pour eux. Les bikshus qui adhèrent au Theravada n’ont que 227 règles, alors que les moines tibétains en observent 253. Pourquoi ces différences, alors que tous sont moines dans la tradition issue du Bouddha? Qui s’est permis d’ajouter ou de soustraire certaines règles? Sans même parler des systèmes Theravada et tibétain, qui respecte encore de nos jours l’ensemble des 250 règles du Mahayana vietnamien et chinois? J’en ai discuté avec de nombreux maîtres qui tous admettent que de nombreuses règles mineures ne sont plus adaptées au style de vie moderne et à la société contemporaine. Personne n’ose pourtant les modifier ou les supprimer, car personne ne se sent autorisé à modifier le code de conduite transmis par le Bouddha lui-même. Plutôt que de risquer de manquer de respect aux Trois Joyaux et d’encourir l’opprobre général, ils se disent que mieux vaut conserver tous les préceptes édictés par le Bouddha, et essayer de les respecter dans la mesure du possible.

En plus des vœux particuliers aux Shravakas (5) , il faut aussi mentionner les Vœux de Bodhisattva (6) et ceux des dix actes méritoires (7) . Mais à quoi bon prendre tant de vœux si nous ne pouvons pas les garder?

***

Le Bouddha a édicté des règles de conduite dans le contexte particulier de la société indienne de l’époque, avec ses coutumes et ses traditions. De nos jours, pour gérer et administrer leur pays de manière efficace, les gouvernements n’hésitent pas à modifier les lois pour les adapter aux changements de notre époque ou pour qu’elles soient applicables et opérationnelles non seulement dans le contexte national mais aussi international.

Par ailleurs, nous constatons que le Bouddha n’a jamais défendu de manière dictatoriale les règles qu’il avait édictées. Il n’hésitait pas à les modifier et à les assouplir quand c’était nécessaire.

En soulevant la question des règles de discipline, mon ambition n’est pas de pousser à un quelconque changement, car je suis bien conscient que personne n’osera modifier les règles établies par le Bouddha, quand bien même serait-ce un Vénérable Patriarche dont l’autorité est reconnue par tous.

Mon objectif n’est qu’un simple rappel à tous. Si vous prenez des vœux, n’en prenez pas inconsidérément un grand nombre pour impressionner la galerie. Si vous respectez les préceptes, ne vous considérez pas comme meilleurs et plus purs que les autres. Lorsque vous étudiez les préceptes, ne les considérez pas comme des règles immuables, mais comme des moyens pour progresser sur la Voie.

Que nous le voulions ou non, les règles édictées par le Bouddha sont vieilles de plus de 2500 ans. Si nous n’osons pas les modifier par respect pour leur ancienneté, nous pouvons créer de nouvelles règles mieux adaptées à notre époque, comme l’a fait le Maître Zen Thich Nhât Hanh avec ses règles " Inter-Etre " (8) . De tous les systèmes de préceptes que je connais, c’est celui qui me semble le plus raisonnable et le mieux adapté à notre époque et à la société contemporaine. Ces règles sont au nombre de quatorze et celles qui me plaisent le plus sont les deux premières.

Première règle: ne pas faire de quelque doctrine, théorie ou idéologie que ce soit, y compris le Bouddhisme, une idolâtrie. Les systèmes de pensée bouddhiques doivent être considérés comme des guides pour la pratique, et non comme la vérité absolue.

Deuxième règle: ne pas considérer les vues qui sont les nôtres pour le moment comme des vérités ultimes et immuables, afin d’éviter toute attitude étroite et conservatrice. Il faut s’exercer à détruire nos préjugés et à développer l’ouverture pour accueillir et comprendre les opinions d’autrui. La vérité ne peut se trouver que dans la vie, et non dans les concepts.

N’allez pas croire que je sois en train de faire l’apologie de Thich Nhât Hanh. Je n’ai pas pris ces vœux, et peut-être n’ajouterai-je plus jamais de vœux supplémentaires à la liste déjà trop longue de ceux que j’ai déjà pris: les vœux de moine, les vœux de Bodhisattva et les vingt-quatre vœux du Vajrayana tibétain. Par le passé, je me suis parfois senti étouffer sous le poids de tant de règles contraignantes, parce que dans ma naïveté, je n’avais pas compris que ces commandements ne sont que de simples préceptes.

En général, les préceptes de toutes les religions ont toujours un caractère négatif. Ils nous défendent de faire certaines actions qu’ils qualifient de fautes ou de péchés. En fait, ce sont des interdits.

S’il me fallait encore prendre des vœux, j’essayerais de ne plus prendre que des vœux " positifs ". Prenons quelques exemples qui éclaireront ce que j’entends par là:

Préceptes négatifs Préceptes positifs

Ne pas voler Pratiquer la générosité, aider ceux qui sont

dans le besoin

Ne pas tuer Protéger la vie, sauver ceux dont la

vie est en danger

Supprimer les trois poisons Développer l’amour et la

(haine, désir et ignorance) compréhension

A première vue, vous penserez sans doute que ces deux approches sont identiques mais il y a pourtant une grande différence. En adoptant des préceptes positifs, votre vie prendra une coloration nouvelle et sortira des ombres de la tristesse et du dégoût.

Celui qui souhaite aider ceux qui sont dans le besoin parce que son coeur déborde d’amour pour eux, comment pourrait-il encore voler?

Les préceptes formulés de manière positive englobent les préceptes formulés de manière négative, l’inverse n’est pas vrai.

Je peux très bien m’abstenir de voler sans être capable de la moindre générosité, du moindre geste pour aider autrui.

Je peux très bien m’abstenir de tuer des êtres vivants, mais rester en même temps indifférent à leurs souffrances, convaincu que s’ils crèvent, c’est leur problème et que cela ne me concerne en rien.

Les préceptes négatifs sont des barbelés d’interdiction. Les préceptes positifs sont des horizons ouverts sur l’infini, de vastes espaces qui nous invitent à pénétrer dans un monde de joie. On ne peut plus vraiment les qualifier de " préceptes " puisque ce ne sont plus des barrières. Ce n’est que par comparaison avec les préceptes " négatifs " que je les appelle, à titre provisoire, préceptes " positifs ".

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Végétariens - Carnivores
A l’occasion d’un pèlerinage en Inde, à l’heure du repas dans l’avion, je vis les hôtesses servir un plat qui contenait de la viande à quelques moines Theravadin.

A cette vue, quelques bouddhistes vietnamiens se mirent à chuchoter : " Quelle étrange façon de pratiquer ! En voilà des moines qui ignorent la plus élémentaire compassion ! "

Une autre fois, un moine vietnamien vint visiter un centre bouddhiste tibétain accompagné de quelques fidèles. Je ne sais trop comment, il finit par aboutir dans les cuisines où l’on faisait justement sauter de la viande de bœuf. Surpris, il s’exclama: " Ciel, on mange de la viande ici ! "

La plupart des bouddhistes vietnamiens pensent que les moines et les nonnes doivent tous être strictement végétariens. S’ils mangent de la viande, ils ne sont pas dignes d’êtres des moines et des nonnes.

Quant aux bouddhistes des pays qui suivent la tradition du Sud (Theravada), ils critiquent les moines de la tradition du Nord (Mahayana) qui prennent un repas le soir, ce qui, à leurs yeux, va à l’encontre des règles établies par le Bouddha. Aux moines végétariens, ils demandent s’il veulent ainsi imiter Devadatta. Et si l’un de ceux-ci est assez innocent pour leur répondre que, dans leur tradition, les moines se doivent d’être végétariens, ils répliquent aussitôt que si les bœufs et les chevaux mangent de l’herbe, ils n’en sont pas pour autant des pratiquants du Dharma.

Les végétariens s’enorgueillissent d’être de " vrais " moines. Ceux qui mangent de la viande mais ne prennent qu’un seul repas par jour sont convaincus de suivre correctement les instructions du Bouddha.

En tant que " moine itinérant ", j’ai eu l’occasion de vivre dans différents monastères n’appartenant pas à la tradition vietnamienne et je ne prends aucun parti. Je souhaite simplement partager avec vous mon expérience pour que vous vous fassiez vous-mêmes votre opinion.

Historiquement, le Bouddha et ses disciples mendiaient leur nourriture, mangeant ce qu’on voulait bien leur donner, sans exiger rien de spécial ni faire de distinction entre un régime carné ou végétarien. Le texte du Mahavagga mentionne certaines règles qui interdisent aux bikshus la consommation de la viande de certains animaux comme l’éléphant, le cheval, le lion, le serpent et le chien. Ces interdits sont la preuve qu’ils étaient autorisés à manger la viande des autres animaux. Lorsqu’ils allaient mendier, les bikshus pouvaient manger cinq sortes de viandes, qu’on appelait les cinq viandes " pures ":

  1. la viande d’un animal qui n’a pas été tué sous nos yeux,
  2. la viande d’un animal que l’on n’a pas entendu crier,
  3. la viande d’un animal qui n’a pas été tué spécifiquement pour nous et qui n’a pas été préparée expressément à notre intention,
  4. la viande d’un animal mort de mort naturelle,
  5. les restes de viande d’un plat déjà préparé.
Les bikshus qui mendiaient leur nourriture ne pouvaient pas exiger qu’on leur donne tels mets plutôt que d’autres en fonction de leurs goûts ou de leurs envies. Il devait aussi souvent leur arriver de mendier dans des contrées reculées où la plupart des villageois n’étaient pas bouddhistes.

Mendier sa nourriture et manger ce qu’on nous donne est une excellente pratique qui nous aide à brider la gourmandise et à éliminer notre tendance à vouloir manger en quantité des mets savoureux et raffinés. Nous apprenons à nous contenter de ce que nous recevons, sans plus faire de distinction entre ce que nous trouvons bon ou mauvais. L’exemple classique est celui de Pindola Bharadvaja, qui mangea sans ciller le doigt d’un lépreux qui était tombé dans le bol de nourriture que celui-ci lui avait servi. Dans une telle optique, la question d’être ou non végétarien perd toute importance.

Par ailleurs, dans les vœux de Pratimoksha du bikshu, que ce soient les 227 vœux du Theravada ou les 250 vœux du Mahayana, on ne trouve aucun précepte qui interdise la consommation de viande. Un moine qui en mange n’enfreint donc aucune règle.

Un dicton vietnamien dit que " Mieux vaut manger de la viande et être sincère, plutôt qu’être végétarien et hypocrite ". Ce dicton ne vise bien sûr pas à nous inciter à manger de la viande, mais il rappelle aux végétariens qu’ils ne doivent pas s’endormir dans leur bonne conscience. Bien des gens s’accommodent sans difficulté d’un régime végétarien et pourtant ils en tirent de l’orgueil et méprisent ceux qui ne peuvent se passer de viande. Il y a aussi ceux qui, venant à peine d’entrer dans le Dharma, ne mangent dès lors plus qu’exclusivement végétarien - mais ce qu’ils cherchent en fait, c’est qu’on les admire. Ils ne sont végétariens que par vanité.

***

D’où vient la règle qui interdit aux moines de la tradition Mahayana du Nord de manger de la viande?

On voit le Bouddha interdire à ses disciples la consommation de viande et de poisson dans deux soutras du Mahayana: le Lankavatara et le Mahaparinirvana. Ces deux soutras développent l’idée générale que le Bouddha ne put directement enseigner la doctrine du Mahayana parce que le niveau initial de ses disciples n’était pas encore suffisant. Dans cette optique, l’autorisation de manger les " cinq viandes pures " donnée dans le cadre du Hinayana n’était en fait qu’un " moyen habile "(upaya). Par la suite, leur niveau s’étant élevé, ils furent prêts à recevoir les enseignements du Mahayana et le Tathagata leur interdit de manger de la viande. A partir de ce moment, manger de la viande revenait à enfreindre, directement ou indirectement, l’interdiction de tuer et à détruire en nous la racine même de la compassion.

On trouve dans le Vinaya Mahayana les règles de conduite des Bodhisattvas, qui comprennent dix règles majeures et quarante-huit règles mineures, dont la troisième interdit la consommation de viande. C’est ce qui explique pourquoi tous ceux qui s’engagent à respecter les vœux de Bodhisattva doivent suivre un régime exclusivement végétarien.

Récemment, en 1987, le Vénérable Thich Duc Niêm a édité et traduit "Les vœux du Bodhisattva laïc". Ceux-ci comptent six règles majeures et vingt-huit règles mineures. D’après celles-ci, il suffit de s’abstenir de viande pendant six jours par mois (il s’agit de la septième règle mineure) sans qu’il soit nécessaire d’être strictement végétarien le reste du mois.

Si nous choisissons un régime végétarien parce que nous éprouvons de la compassion pour les animaux et que nous souhaitons observer les règles de conduite du Bodhisattva, c’est fort bien, mais ne critiquons et ne méprisons pas ceux qui mangent de la viande. Ils peuvent eux aussi faire valoir des arguments valables pour justifier leur conduite.

A l’époque du Bouddha, Devadatta avait fait la requête au Bouddha d’inclure dans le code de conduite les cinq règles suivantes qui auraient obligé les bikshus à :

  1. passer toute leur vie dans la forêt;
  2. mener la vie errante de mendiants;
  3. ne porter qu’un vêtement rapiécé fait de lambeaux de tissus trouvés dans les ordures ou les cimetières,
  4. vivre au pied des arbres;
  5. s’abstenir complètement de viande tout au long de leur vie.
Dans sa grande compassion et dans un esprit de tolérance, le Bouddha n’imposa à aucun de ses disciples l’obligation d’observer ces cinq règles. Il laissa chacun libre de les suivre ou non à sa guise. C’est ce qui explique pourquoi les moines de la tradition du Sud (Theravada) demandent aux moines de la tradition du Nord s’ils imitent Devadatta lorsqu’ils les voient suivre un régime végétarien.

Il faut savoir que, de nos jours, il n’y a plus que les moines des traditions chinoise, vietnamienne et coréenne qui observent un régime strictement végétarien. Dans tous les autres pays, les bouddhistes mangent de la viande. Quant aux tibétains, non seulement ils sont carnivores mais, en plus, ils prennent trois repas par jour! Parmi les dix-huit règles majeures et les soixante-quatre règles mineures qui constituent les préceptes des Bodhisattvas au Tibet, on n’en trouve pas une qui interdise de manger de la viande. J’ai moi-même pris ces vœux avec le 98ème Ganden Tripa Rinpoché à l’institut Vajrayogini, lors d’une initiation du Tantra de Yamantaka en 1987. J’ai pris en même temps les engagements relatifs au Vajrayana, qui comprennent quatorze règles majeures et dix règles mineures dont aucune n’interdit la consommation de viande. C’est pourquoi les moines et les lamas tibétains en mangent normalement. Au Tibet, ils mangent tout particulièrement de la viande de yak.

Lors d’un enseignement de Thrangou Rinpoché (un grand lama de l’école Kagyu), une personne de l’assistance lui demanda pourquoi les moines tibétains ne sont pas végétariens. Il expliqua que lorsque les Tibétains tuent un yak, la viande de cet animal nourrit dix personnes pendant tout un mois. Par contre, combien d’insectes, de vers et d’animalcules tuons-nous en lavant et préparant une botte de légumes qui ne nourrira qu’une seule personne pour un seul repas? Qui, dès lors, tue le plus d’êtres vivants?

Je ne sais pas si cet argument vous convainc. Pour moi, la réponse de Thrangou Rinpoché n’est qu’une façon de défendre ceux qui mangent de la viande. Nous pourrions débattre sans fin de cette question. Les végétariens ont leurs arguments et les carnivores les leurs. Ils défendront chacun leur position respective sans céder le moindre pouce de terrain. Cependant, comme la pratique du Dharma n’a rien à voir avec une compétition où l’on essaye de s’assurer la victoire, pourquoi ne pas laisser à chacun le libre choix de son régime, carné ou végétarien?

***

Par contre, je crois que nous serons tous d’accord pour dire que, en tant que pratiquants, nous mangeons pour vivre et non l’inverse. Nous mangeons pour entretenir notre corps, pour garder la santé qui nous permet de pratiquer ou, au moins, pour ne pas tomber malades et vivre dans la paix et la joie.

Un dicton vietnamien dit que: "Les maladies entrent par la bouche, les malheurs en sortent."

Un être humain est constitué d’un corps et d’un esprit. La plupart des gens ordinaires ne se soucient que de leur corps. Quant à ceux qui mènent une vie plus ou moins religieuse ou spirituelle, ils ne se soucient au contraire que de l’esprit. Beaucoup de moines ne mangent que des légumes bouillis assaisonnés de sauce de soja, considérant que seule leur pratique compte et que la nourriture ne mérite pas qu’ils s’en préoccupent. Au bout d’un certain temps, ils souffrent de carences en vitamines et en éléments nutritifs et développent toutes sortes de maladies qu’ils attribuent alors à leur karma. Je suis bien d’accord, ces maladies sont le produit de leur karma, du karma de l’ignorance et de la négligence des règles les plus élémentaires d’une alimentation équilibrée. Notre corps est comme une barque qui peut nous porter sur le fleuve des naissances successives jusqu’à la rive du Nirvana. Si nous voulons traverser ce fleuve mais ne prenons pas soin de la barque, la laissons pourrir et se détériorer, elle se disloquera avant même que nous ayons atteint le milieu du fleuve. Comment dès lors espérer atteindre l’autre rive?

Manger végétarien est excellent, à condition de le faire de manière intelligente. Les yogis (9) indiens accordent beaucoup d’attention à leur régime alimentaire. Ils classent les aliments en trois catégories: tamasique, rajasique et sattvique.

Les aliments tamasiques sont nuisibles au corps dont ils consument la vitalité, et à l’esprit qu’ils assombrissent et abrutissent. Parmi les aliments tamasiques, on classe les nourritures moisies, avariées, pourries, la viande, le poisson, les oignons, l’aïl, les boissons alcoolisées, les cigarettes, les drogues, les aliments congelés ou mis en boîte. Trop manger est également considéré comme tamasique. Les yogis indiens évitent à tout prix de consommer de telles substances.

Les aliments rajasiques sont ceux qui stimulent le corps, l’esprit et les sens. Ils excitent aussi les passions, et font perdre la maîtrise de soi. Les yogis indiens s’efforcent autant que possible d’éviter ces aliments parmi lesquels on trouve les oeufs, le café, le thé, le sucre raffiné, la farine blanche, les mets épicés, trop sûrs ou trop amers, ainsi que les substances chimiques. Manger trop vite ou trop de mets mélangés est également considéré comme rajasique. L’esprit des méditants qui consomment ce genre de substances est facilement emporté par la distraction.

Les aliments sattviques fortifient le corps, sont pleins de vitamines, faciles à digérer et favorisent un esprit serein, dégagé et vif. Les yogis consomment principalement ce type d’aliments, qui comprend entre autres les cinq céréales, les fruits et les légumes frais, le beurre, le lait, les fromages, les haricots, le miel, les jus de fruits, et l’eau de source.

Les personnes qui optent pour un régime végétarien devraient de préférence choisir des aliments sattviques, tout en tenant compte des saisons, du climat et de leur état général de santé.
 

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Maîtres Mariés
La tradition bouddhiste veut que ceux qui renoncent au monde pour mener une vie religieuse ne puissent se marier. En vietnamien, nous les appelons communément " Su Tang ", ou " Thây Tang ". Les mots " Su " et " Thây " signifient simplement " maître ", et il n’y a donc que les Maîtres de la Sangha (Thây Tang) qui ne peuvent pas se marier. Avoir une femme ne pose pas le moindre problème pour les autres " maîtres ", comme par exemple les professeurs (maîtres enseignant), les ingénieurs (maître ès techniques), les architectes (maîtres ès construction et design) ou les maître d’arts martiaux.

Même les maîtres du Dharma ont le droit de se marier, pour autant qu’ils ne soient pas moines. Certains bouddhistes vietnamiens suivent à présent des Lamas tibétains. C’est un phénomène récent, et la plupart d’entre eux ont gardé l’idée bien ancrée qu’un maître du Dharma ne peut pas être marié. C’est ainsi que j’ai rencontré au Canada une jeune femme vietnamienne qui m’a confié : " J’ai étudié auprès de ce Lama pendant deux mois, mais lorsque j’ai appris qu’il était marié, j’ai arrêté tout de suite et je suis partie! "

La valeur et la vertu d’un maître n’a pourtant rien à voir avec le fait qu’il soit ou non marié. Au Japon, la plupart des maîtres Zen sont mariés. Dans de nombreuses pagodes, à la mort de l’abbé, c’est un de ses fils qui assure la succession. Vous connaissez sans doute tous les deux célèbres maîtres Zen que sont Shunryu Suzuki (1905-1971), auteur du livre " Esprit Zen, Esprit Neuf ", et Daisetz Teitaro Suzuki (1870-1966), auteur des fameux " Essais sur le Bouddhisme Zen ". Vous serez sans doute tous d’accord pour leur accorder le titre de " Grands Maîtres ", mais combien d’entre vous savent qu’ils étaient tous deux mariés? Et maintenant que vous le savez, êtes vous toujours disposés à les appeler " Grands Maîtres "?

Dans la tradition tibétaine en particulier, on trouve deux sortes de Lamas: des Lamas qui sont moines et célibataires, et de Lamas laïques, qui peuvent être mariés. Le mot " Lama " traduit le terme sanscrit " Guru ", qui signifie maître spirituel qui enseigne la voie. Le Bouddhisme fut introduit au Tibet vers le 8ème siècle par Padmasambhava. C’était un maître fameux du Vajrayana, qui venait du monastère de Vikramashila, un grand monastère d’une importance égale à celle de Nalanda. Padmasambhava eut deux épouses, qui furent aussi deux de ses grands disciples. Il fonda l’école Nyingmapa (tradition ancienne) dont la plupart des Lamas ne sont pas des moines et pour lesquels le fait d’être ou non mariés ne pose pas de problème. Par la suite, au 11ème siècle, deux nouvelles écoles virent le jour : les Kagyupas et les Sakyapas. Marpa, le patriarche de l’école Kagyupa, se rendit plusieurs fois en Inde pour y étudier le Dharma auprès de Naropa. Il retourna ensuite au Tibet pour traduire les textes qu’il avait raménés et enseigner ce qu’il avait appris. Marpa était marié. Son plus éminent disciple, Milarépa, ne fut pas un moine mais un yogi (naldjorpa en tibétain). Gampopa lui succéda à la tête de la lignée. Gampopa était moine, et c’est à partir de lui que la plupart des maîtres Kagyupas furent des moines. Néanmoins, on trouve dans leurs rangs un bon tiers de laïques. Le principal disciple de Gampopa fut le premier Karmapa. Le second Karmapa fut le tout premier Lama incarné reconnu au Tibet. Seize Karmapas se sont succédés jusqu’à ce jour à la tête de l’école Kagyupa, le 16ème Karmapa étant décédé en 1982. En tant que chef d’une des quatre grandes écoles du Bouddhisme tibétain, le Karmapa a le même rang au niveau spirituel que le Dalaï Lama. Le 15ème Karmapa eut une épouse.

Le premier patriarche de l’école Sakyapa, Sachen Kunga Nyingpo, était lui aussi marié. Les deux patriarches qui lui succédèrent furent ses deux fils. La plupart des Lamas de cette école sont laïcs. Sakya Trinzin est actuellement à la tête des Sakyapas.

Au 14ème siècle apparut l’école Gelougpa, fondée par Tsong Khapa, un moine. Guendun Droup, le premier Dalaï Lama, lui succéda. Les Dalaï Lamas se sont réincarnés depuis, jusqu’à celui que nous connaissons aujourd’hui, Tenzin Gyatso, 14ème du nom.

Les trois premières écoles que je viens de mentionner sont aussi connues comme les " Bonnets Rouges ", quant à la dernière, c’est l’école des " Bonnets Jaunes ". Cette dernière accorde une grande importance aux règles de discipline, et c’est pourquoi la plupart de ses Lamas sont des moines.

Je donne un bref aperçu de ces différentes écoles pour que ceux d’entre vous qui auront des contacts avec le Bouddhisme tibétain ou qui souhaitent suivre cette voie ne soient pas choqués d’apprendre que certains Lamas sont mariés. Pour les Tibétains, le fait qu’un Lama soit marié ou non n’a aucune importance. Par ailleurs, dans le Tantrayana, on trouve certaines techniques dont la pratique nécessite une partenaire féminine pour apprendre à contrôler et diriger l’énergie sexuelle, ce qui permet au pratiquant d’atteindre rapidement la réalisation. Je crois que c’est un aspect que les Bouddhistes vietnamiens ne peuvent non seulement pas comprendre mais qu’ils qualifieront encore d’hérésie et de perversion.

***

Laissons à présent de côté les maîtres japonais et les Lamas tibétains pour parler des vrais moines qui rendent leurs vœux pour se marier.

Dans les pays de la " tradition du Sud ", comme la Thaïlande, la Birmanie, le Sri Lanka, le Laos et le Cambodge, les moines qui rendent leurs vœux pour retourner dans le monde gardent toute l’estime des fidèles, parce qu’aux yeux de ces derniers, ils ne perdent ni la compréhension qu’ils ont acquise du Dharma, ni les qualités spirituelles qu’ils ont développées. Il en va tout autrement chez les bouddhistes vietnamiens qui voient dans une telle situation un échec et considèrent les ex-moines comme des ratés, des incapables qui n’ont put mener à terme leur pratique par manque de courage, des faibles qui ont succombé à la tentation, etc. Comme la plupart des fidèles partagent ce point de vue, ceux qui ont rendu leurs vœux se sentent en général terriblement coupables. Ils ont souvent tellement honte qu’ils coupent tout contact avec le monde bouddhiste, n’osant plus remettre un pied à la pagode, qui perd donc ainsi non seulement moine mais encore un fidèle. Cette situation est extrêmement déplorable et témoigne en plus d’un regrettable manque de compréhension et de compassion.

Pourquoi restons nous ainsi coincés dans l’obscurantisme du formalisme? " Un vrai moine doit être comme ceci ou comme cela … " Et pourtant, le proverbe le dit bien: " L’habit ne fait pas le moine. "

Depuis que je suis moi-même entré dans la vie religieuse, j’ai vu bon nombre de mes cadets comme de mes aînés en sortir pour retourner à la vie laïque. Au début, moi aussi j’étais perplexe et je reprochais à notre Maître de ne pas les avoir sermonnés et empêchés de commettre cette erreur. Pourtant, avec le temps, je suis devenu plus compréhensif et tolérant. Je me suis rendu compte qu’ils avaient encore bien des leçons à apprendre, bien des choses à comprendre afin de pouvoir progresser. Le Dharma ne s’apprend pas exclusivement dans les monastères, les temples ou les soutras. Le Dharma est partout.

J’entends souvent les fidèles témoigner de leur désapprobation en soupirant: " Pauvre moine (ou pauvre nonne), son karma est bien lourd, que de dettes karmiques il (ou elle) a encore en ce monde! " Comme s’ils étaient eux-mêmes libérés de toute dette! Qu’en savons-nous? Peut-être nos dettes sont-elles tout aussi lourdes, mais avons-nous jusqu’à ce jour réussi à les fuir. Peut-être le moment n’est-il pas encore venu pour nous de les payer mais qui sait si elles ne nous attendent pas au tournant?…

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Portrait du Maître Encadré
Chercher la Voie, c’est aussi chercher un Maître. Ces deux mots sont indissociables. Le Bouddha fut un " Maître de la Voie " qui indiqua le chemin qui mène au Nirvana. C’est ce chemin que l’on appelle la Voie bouddhique ou le Dharma. Le Seigneur Jésus fut aussi un " Maître de la Voie " qui montra le chemin qui conduit au Paradis, chemin que l’on appelle la " Voie du Seigneur " ou Christianisme. Ces deux maîtres ont quitté ce monde il y a déjà bien longtemps, mais leurs disciples se sont succédés jusqu’à ce jour pour les représenter, ce sont les Vénérables bonzes et les grands Maîtres du Bouddhisme, les prêtres, évêques, cardinaux, etc. du Christianisme.

Chercher un maître, ou un modèle idéal ?

Dans mon livre, " Recherche du Je ", j’ai expliqué pourquoi toute personne qui s’engage dans une quête spirituelle a grand besoin au début de la guidance d’un maître. Si elle suit un bon maître, elle développera toutes les qualités positives de celui-ci, si elle suit un mauvais, elle risque fort de devenir elle-même mauvaise. Le choix d’un maître requiert donc tout notre discernement. Si notre choix est judicieux, notre pratique s’épanouira dans les meilleures conditions possibles. Par contre, un mauvais choix risque de pourrir toute notre démarche spirituelle qui s’étiolera. La désillusion et le sentiment d’avoir été trahis dans notre attente feront naître en nous amertume et rancœur et nous risquerons fort de mettre tous les maîtres dans le même sac pour les rejeter en bloc.

Je n’énumérerai pas ici les qualités du " maître idéal ", mais je souhaite simplement vous faire part ici de quelques remarques personnelles concernant la recherche d’un maître spirituel.

Trouver un maître, c’est un peu comme trouver un médecin. Si vous tombez malades, vous devrez trouver un médecin qui puisse vous soigner. Supposons qu’il y ait dix médecins dans votre commune. Votre démarche de recherche pourra suivre trois étapes:

  1. vous rendre chez le médecin le plus proche de votre domicile,
  2. vous rendre chez un médecin renommé ou un médecin conseillé par une de nos connaissances,
  3. faire personnellement le tour de tous ces dix médecins.
Lorsque vous venez de tomber malade, vous vous rendrez sans doute chez le médecin le plus proche. Si la maladie n’est pas trop grave et que ce médecin vous donne le traitement approprié, vous irez mieux, et vous n’aurez pas besoin de chercher un autre médecin.

Si la maladie dont vous souffrez est plus sévère et qu’elle résiste au traitement administré, vous éprouverez sans doute le besoin de trouver un autre médecin plus compétent. Peut-être irez vous frapper à la porte d’un grand spécialiste connu dans la région ou conseillé par l’un de vos amis. S’il parvient à vous guérir ou que vous constatez une amélioration progressive, vous n’irez plus chercher ailleurs, vous resterez l’un de ses patients. Par contre, si même ce spécialiste renommé ne parvient pas à soigner votre mal, il ne vous restera plus qu’à appliquer la dernière méthode, à savoir, vous donner le mal de faire le tour de tous les médecins de la région, en espérant que l’un d’entre eux pourra vous guérir.

Si aucun des dix médecins de la région n’y parvient, il faudra peut-être envisager d’en chercher un autre dans la commune voisine. Ce serait une quatrième solution. Je pourrais ainsi envisager davantage de cas et leurs solutions correspondantes mais je m’arrêterai provisoirement aux trois premières étapes.

Se mettre en quête d’un maître spirituel est très similaire. D’habitude, l’idée de nous rendre au temple ne nous vient même pas à l’esprit. Ce n’est que lorsque quelqu’un tombe gravement malade ou vient à mourir dans notre famille que nous nous rendons à la pagode la plus proche pour que le moine responsable se charge des prières et des rituels. Si la " maladie " dont nous souffrons ne nécessite que la foi et la possibilité de prier pour que les bénédictions touchent nos proches, nous trouverons dans n’importe quelle pagode de belles et imposantes statues des Bouddhas et des moines qualifiés récitant les prières sur le bon ton et à la bonne cadence, prêts à nous décharger de nos souffrances.

Toutefois, ayant prié pour le bonheur de leurs proches et la renaissance heureuse de leurs défunts, certains d'entre-nous éprouvent alors soudain le dégoût de cette vie éphémère et changeante. Notre curiosité piquée au vif, nous désirons en savoir plus et nous nous mettons à lire les soutras. Plus nous lisons, plus le sujet nous intéresse et nous interpelle. Pour l'approfondir, nous allons alors assister à des enseignements et exprimons bientôt notre envie de pratiquer vraiment, de méditer, de développer l'attention et la vigilance, etc... Si, en plus de ses qualités de maître de cérémonies, le moine responsable de la pagode locale est également capable d'enseigner le Dharma, c'est parfait, nous n'aurons pas à chercher ailleurs quelqu'un qui puisse nous expliquer la Voie. Il se peut pourtant qu'aillant étudié auprès de lui quelques temps, nous ayons l'impression d'être un peu " plus intelligents ", de l'entendre toujours répéter les mêmes choses, de comprendre facilement tout ce qu'il nous explique, et de ne plus progresser. Tout naturellement, nous éprouverons alors le besoin de trouver un enseignant d'un niveau plus élevé. Cette quête correspond à la deuxième étape: nous allons trouver un maître renommé ou quelqu'un dont nous avons entendu dire qu'il est excellent. Bien des gens résidant en France et aux Etats-Unis se sont offert un voyage au Viêt Nam en souhaitant devenir les disciples de Maître Thich Thanh Tu. Quant aux Vietnamiens, bon nombre d'entre eux rêvent de se rendre en France pour étudier auprès de Maître Zen renommé Thich Nhât Hanh. Il y a ceux qui veulent aller à Dharamsala, en Inde, pour suivre les enseignements du Dalai Lama ou d'autres Lamas tibétains, parce qu'ils ont entendu dire que ces derniers ont une haute réalisation et des pouvoirs magiques. Ils ignorent tout des rivalités et des dissensions internes qui rongent, empoisonnent et divisent les écoles tibétaines.

Mr A. souhaite suivre Maître Thich Thanh Tu, pourquoi pas?

Melle. B. désire suivre Maître Thich Nhât Hanh, libre à elle!

Mme C. voudrait suivre un Lama tibétain, c'est son choix!

Nous sommes tous comme égarés au milieu d'un désert brûlant et nous avons besoin d'un peu d'ombre. Les maîtres sont comme des arbres à l'ombre desquels nous pouvons nous rafraîchir. Pourquoi nous quereller stupidement et vouloir que les autres suivent le même maître que nous en prétendant que " notre " maître est le meilleur, que lui seul est un véritable pratiquant qui a atteint la réalisation?

Toutefois, même après avoir étudié un certain temps auprès d'un maître célèbre, certaines personnes ne trouvent toujours pas la satisfaction. Elles ne sont toujours pas parvenues à défaire les nœuds de souffrance qui les emprisonnent. Ces personnes-là doivent passer à la troisième étape et se mettre en route pour passer tous les autres maîtres en revue. C'est ce que faisaient les moines Ch'an (Zen) chinois d'autrefois.

Peu de gens passent à cette troisième étape, la plupart s'arrêtant à la seconde. Qui serait assez stupide, une fois admis comme disciple d'un grand maître, pour le quitter et aller chercher ailleurs? Un tel départ ne pourrait se justifier que pour se rendre auprès d'un maître encore plus éminent, certainement pas pour suivre un inconnu sans réputation! Même si nous ne faisons pas le moindre progrès, en tant que disciples d'un grand maître célèbre, un peu de sa gloire retombera sur nous et illuminera notre " je " dans une plus ou moins grande mesure...

Il y en a encore bien d'autres étapes possibles dans la quête d'un maître, mais, à mon avis, il y a une étape ultime que bien peu de gens envisagent: celle où nous ne sommes plus les disciples d'un maître individuel particulier, mais où nous sommes devenus les disciples des arbres, des cours d'eau, des nuages, de la pluie, d'un vieil homme ou d'un enfant.

Dans le roman " Siddharta " d'Herman Hesse, Siddharta rencontre le Bouddha, mais bien qu'il soit tout à fait convaincu que ce dernier est bien un être parfaitement réalisé, il ne le suit pas mais retourne plutôt s'asseoir au bord du fleuve pour écouter le bruit de l'eau. Ce n'est pas parce que le Bouddha est un maître célèbre qu'il faut nécessairement s'accrocher à lui pour le suivre. Ce n'est pas parce que je suis un moine bouddhiste que je dois toujours glorifier le Bouddhisme : le Bouddhisme n'est pas la vérité ultime mais une voie qui y mène, tout comme les autres religions. Si je suis devenu bouddhiste, c'est que les causes et les conditions de ma situation personnelle m'y ont plus particulièrement amené.

Au cours de chacune des trois étapes habituelles de la quête d'un maître (que je viens de mentionner plus haut), nous emportons avec nous un " portrait encadré du maître. " J'entends par là les idées rigides et préconçues que nous nous faisons de ce que doit être le maître idéal.

Ainsi, d'après moi, le maître idéal doit être:

  • paisible et doux comme un agneau,
  • naïf et ignorant des choses mondaines,
  • austère et simple dans sa façon de vivre et de s'habiller,
  • toute la journée occupé à prier en martelant sa cloche de bois et à réciter les soutras.
Si j'aime le verbiage et les rituels, il devra être:
  • passé maître dans l'art de la mélopée et du phrasé à la manière raffinée du Centre (10) ,
  • capable d'écrire d'élégantes requêtes, louanges et suppliques.
Si je m'y connais un peu au niveau de la doctrine, j'ajouterai à mes exigences qu'il devra:
  • connaître toutes les doctrines de base,
  • être capable d'expliquer le Soutra du Lotus, du Nirvana, du Diamant, etc...
Si j'aime la méditation, il faudra en plus qu'il :
  • ait atteint certains samadhis (11) ou siddhis (12) ,
  • passe toute sa journée ou au moins quatre heures par jour à méditer.
Si je suis attiré par le Tantrayana, je considérerai sans doute comme indispensable qu'il soit versé dans la confection d'amulettes, la calligraphie des mantras ainsi que l'exorcisme des fantômes et des démons, etc...

Ainsi, la liste des qualités requises pour devenir " mon maître idéal " sera courte ou longue en fonction de mes propres connaissances concernant la Voie. Lorsque je l'aurai établie, je l'encadrerai et je l'emporterai partout avec moi dans ma quête du maître. Si je constate que les qualités d'un maître correspondent aux critères repris dans ma liste, je le considérerai comme un vrai maître digne de mon choix.

En général, nous avons tous soif de suivre un véritable pratiquant vertueux. Mais qui définit ce qu'est une pratique sincère et vertueuse? Est-ce le maître lui-même, ou est-ce nous? Qu'est à nos yeux une véritable vie religieuse? Comment définissons-nous la vertu? Ne s'agit-il pas précisément pour nous de la liste de critères que nous venons d'encadrer ? Sommes-nous dès lors à la recherche d'un maître en chair et en os ou d'un portrait figé et encadré? Ne sommes-nous pas sans cesse en train de juger " mon maître devra être comme ceci ou comme cela, un vrai maître ne peut absolument pas être comme ceci ou comme cela "?...

Avant d'entrer dans la vie monastique, j'ai fait une licence en physique à l'Université d'Orsay. Lorsque je pris les vœux de moine, je pensais que mon diplôme " mondain " n'avait plus aucune utilité et qu'il n'y avait donc pas de quoi en faire l'étalage. Le Bouddhisme ne nous enseigne-t-il pas précisément de nous détacher de tout? Quelle ne fut pas ma surprise de constater que bien des moines et condisciples exhibaient avec fierté leurs diplômes et certains m'encouragèrent même à retourner à l'Université pour obtenir un doctorat, m'assurant qu'un tel diplôme de haut niveau m'aiderait pour enseigner le Dharma en forçant l'admiration et l'estime des fidèles, donnant ainsi plus de poids à mes paroles. Leur raisonnement me semblait juste et je faillis suivre ce conseil. Lors d'une conversation avec un novice du nom de Minh Lâm, une de ses réflexions me ramena à plus de bon sens: " A quoi bon perdre son temps pour essayer de décrocher un diplôme " mondain "? Sharipoutra et Maudgalyayana n'étaient pas " Docteurs ès quelque chose ", et pourtant ils atteignirent la réalisation! " Voilà pourquoi je ne suis toujours pas Docteur en Physique. N'allez pas croire que je critique ou méprise les diplômes, mais ils ne sont que des diplômes: ils servent à indiquer notre niveau de connaissances. En soi ils n'ont rien de nuisible, ce sont les notions que l'on accole aux diplômes qui peuvent causer du tort.

De nos jours, grâce aux progrès scientifiques, il est possible à chacun s'il le souhaite d'étudier tout le Tripitaka (13) en version anglaise en consultant Internet. Pour peu que vous ayez un ordinateur et que vous soyez connectés au réseau, vous pouvez accroître vos connaissances en "surfant sur le net" 24h sur 24 si cela vous chante, et ce tout seul dans votre chambre, sans vous rendre ni à l'Université, ni dans une bibliothèque!

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Trouver un Maître Réalisé
A mon avis, trouver un maître réalisé n’est certainement pas l’objectif de tout un chacun: la plupart des gens se contentent d’un bon guide spirituel. Mais certains sont en quête d’un maître réalisé, surtout ceux qui veulent vraiment pratiquer et échapper au plus vite au cycle du Samsara.

Si vous êtes bouddhistes, vous n’ignorez sans doute pas que nous sommes dans une période considérée comme " sombre ", une phase de dégénérescence du Dharma. Hélas, plus de 2.500 ans nous séparent du Bouddha Shakyamouni, où donc chercher de nos jours un maître réalisé ?

Mais tout d’abord, que signifie pour nous le mot " réalisé "? Un maître " réalisé " se doit-il de voir immédiatement notre passé et notre futur dès notre première rencontre avec lui? En quoi diffère-t-il alors d’un médium?

Un maître " réalisé " doit-il être capable de nous débarrasser des démons et fantômes qui nous hantent? Qu’est-ce qui le distingue en ce cas d’un exorciste?

Un maître " réalisé " doit-il être capable de s’asseoir en posture de méditation et de demeurer ainsi en samadhi jour et nuit? En Inde, on rencontre des fakirs capables de rester assis ou couchés toute la journée sur une planche à clous. D’autre peuvent se tenir debout en équilibre sur un pied en levant un bras pendant une semaine ou même un mois. Sont-ils pour autant des êtres réalisés?

Un maître " réalisé " doit-il pouvoir expliquer tous les grands soutras du Mahayana, tels le Soutra du Diamant (Vajraccedika), le Soutra du Nirvana ou l’Avatamsaka? On trouve dans les Université de France, de Belgique, des Etats-Unis et d’ailleurs des professeurs capables d’expliquer ces soutras, parfois de manière encore plus approfondie et complète que ne le font les maîtres du Dharma.

Etre " réalisé "" signifie-t-il connaître le moment de sa mort ou le choisir, comme ce fut le cas de Bang Long Uân, dans la tradition Zen? Notons pourtant qu’en Inde, certains yogis utilisent des techniques de contrôle du souffle (pranayama) pour bloquer la respiration et les battements du cœur pendant de longs moments. On peut les enterrer vivants deux ou trois jours, et lorsqu’on les déterre, ils reviennent alors à la vie. J’ignore néanmoins s’ils ont réalisé le but ultime de la Voie. Il faudrait attendre le moment de leur mort pour le savoir, mais si leur mort sereine tendait à prouver qu’ils l’on effectivement réalisé, nous n’en serions pas plus avancés pour autant : il ne nous resterait plus qu’à placer leur photo sur notre autel, comme objet de vénération et de prières.

Mes sarcasmes vous feront peut-être croire que je ne respecte pas les maîtres réalisés, mais en fait, c’est précisément parce qu’ils me fascinaient tant que j’ai quitté la pagode, baluchon sous le bras, dans l’espoir d’en trouver un vrai!

" Réalisé ", ce mot m’a intoxiqué d’une passion ardente sept années durant (de 1987 à 1993). Non seulement je voulais trouver un maître authentiquement réalisé, mais je voulais moi-même atteindre l’accomplissement de la Voie en cette vie même, à l’exemple de Milarepa. C’est la raison qui m’a poussé à étudier auprès des maîtres tibétains et à faire une retraite de trois ans.

A présent, je n’ai plus envie de trouver un maître réalisé et accompli, je souhaite simplement trouver un maître qui me montre la " Voie de la Vie ", et non la " Voie de la Mort ". La voie de la mort est une voie qui nous enseigne comment pratiquer pour atteindre, après notre mort, un paradis ou le Nirvana. Cette voie nous fait trop souvent oublier la vie que nous menons et nous gaspillons toute notre énergie et tous nos biens pour essayer d’atteindre au plus vite cet au-delà.

La voie de la vie nous enseigne comment vivre pleinement, en comprenant le sens de la vie, en réalisant la paix, la joie et le bonheur au sein même de présent, en vivant dans l’harmonie et l’amour avec nous-mêmes et les autres, en sachant accepter le bien comme le mal.

Autrefois, dès que j’apprenais la présence quelque part d’un grand maître accompli, je me précipitais solliciter ses enseignements pour finalement reprendre ma quête et mon errance quelques semaines ou quelques mois plus tard. Je ne trouvais jamais la sympathie, la compréhension réciproque que j’espérais. Le disciple devait toujours faire l’effort de comprendre le maître, jamais l’inverse, et il devait suivre ses instructions, qu’il les comprenne ou non. J’en ai même rencontré qui voulaient faire de moi leur copie conforme! Mais comment peut-on jamais devenir l’ombre d’un autre? Ainsi je continuais ma route, étudiant le Dharma et espérant trouver un maître.

Puis, un jour, je m’arrêtai et me posai certaines questions: comment savoir si un maître est ou non réalisé? Et qu’a donc " réalisé " un être " réalisé "? Si vous êtes versés dans les soutras, vous pourriez me répondre qu’un être réalisé a réalisé ce qui ne peut être réalisé (ce qui est dépourvu de toute base de réalisation), car seule la réalisation qui ne s’appuie sur rien peut être appelée la véritable réalisation. Une telle réponse serait certes tout à fait dans l’esprit de la Prajna (14) , mais pour vous dire vrai, elle ne me convient ni ne me satisfait.

Vous qui, comme moi, êtes bouddhistes, êtes-vous bien sûrs que votre Bouddhisme et le mien sont une seule et même chose? Je suis personnellement convaincu qu’il n’en est rien. L’idée que vous vous faites du Bouddha Shakyamouni correspond-elle à la représentation que j’en ai? Si vous pensez qu’il ne peut s’agir que d’une même image, observez donc les statues et les peintures qui le représentent : les bouddhas chinois et japonais sont ventrus et grassouillets, les bouddhas thaïlandais et cambodgiens, quant à eux, sont fins et élancés.

Si nous vivons auprès d’un maître réalisé sans nous sentir sereins et heureux, mais qu’au contraire nous sommes tristes, irritables et mal à l’aise, en quoi sa " réalisation " nous est-elle utile? Et comment serons-nous jamais certains qu’il a vraiment atteint la réalisation? Seul un être réalisé peut savoir avec certitude qu’un autre être est réalisé. Penser qu’autrui est réalisé alors que nous ne le sommes pas nous-mêmes n’est qu’une idée subjective. Par ailleurs, de la réalisation de quelle voie parlons-nous? De la voie bouddhiste? Certes, mais comme je l’ai mentionné plus haut, le Bouddhisme comprend de nombreuses écoles, qui se subdivisent elles-mêmes en nombreuses sous-écoles, et chacune a une conception propre et particulière de ce qu’est la réalisation. Lorsque nous cherchons un " Maître qui a réalisé la Voie ", nous devons donc définir au préalable quelle voie nous souhaitons qu’il ait réalisée, pour ensuite déterminer si le " maître réalisé " que nous voulons suivre est bien un exposant de la voie que nous voulons nous-mêmes réaliser.

A présent, n’importe qui peut devenir mon maître, que ce soit un petit enfant ou une vieille femme. Ce pourrait même être vous, si vous vivez votre vie de manière authentique, si vous rayonnez la joie, si de vous émane l’amour et la sincérité. Si c’est le cas, j’aurai sûrement l’occasion de venir apprendre la Voie avec vous.

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(1) - Sutra en sanscrit, et Sutta en pali: ce sont les discours du Bouddha, une des "Trois Corbeilles" ou Tripitaka en sanscrit, qui regroupe les enseignements du Bouddha.
(2) - Vinaya Pitaka Corbeille des disciplines
(3) - Sangha : communauté des moines
(4) - Moine pleinement ordonné
(5) - Shravaka : Auditeur, pratiquant du Hinayana
(6) - Bodhisattva : pratiquant du Mahayana qui fait le voeu d’aider tous les êtres sans exception.
(7) - dasa punna sila (Pali)
(8) - Tiêp Hiên en vietnamien
(9) - Yogi : pratiquant du yoga
(10) - La région du Centre du Vietnam est réputée pour son raffinement culturel et son goût du formalisme, la capitale de cette région, la ville de Huê, ayant été la cité impériale de la dernière dynastie.
(11) - Samaddhi : états méditatifs
(12) - Siddhi : pouvoirs para-normaux obtenus grâce à la méditation
(13) - Tripitaka : les "Trois Corbeilles" des enseignements de base du Bouddhisme qui comprennent les Soutras, le Vinaya et l’Abhidharma.
(14) - Prajna : sagesse

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