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LE SILENCE  : DE LA PSYCHANALYSE A LA MEDITATI0N.

par Jean-Pierre SCHNETZLER
( Extrait de "Deuxième rencontre  Bouddhistes-Chrétiens : Parole et silence" - Pentecôte 84
Organisée par l'Institut Karma-Ling )

I - INTRODUCTION

Il est arrivé dans l'histoire du Zen que le Maître, venant donner l'enseignement, monte en chaire, ouvre les bras en silence et reparte, sa mission terminée. Si nous procédions ainsi, l'auditoire serait frustré et cette histoire sans paroles ferait sans doute quelque bruit. Aussi, plus simplement mais moins efficacement, au fond, nous parlerons du silence, abondamment, en espérant que vous excuserez l'infirmité qui nous rend incapable d'opérer autrement.

Pour commencer, et puisqu'il s'agit d'un dialogue inter-religieux, nous citerons quelques textes traditionnels, qui nous ont inspiré, et qui définissent l'esprit de notre intervention.

"... Le Seigneur est dans son Temple saint : silence devant lui...", dit le prophète Habaquq II, 20, ce qui résume l'attitude convenable du mystique devant Dieu. On trouvera un développement explicatif dans les images paradoxales et fulgurantes de Denys l'Aréopagite "... les mystères simples, absolus et incorruptibles de la théologie se révèlent dans la Ténèbre plus que lumineuse du Silence : c'est dans le Silence en effet qu'on apprend les secrets de cette Ténèbre dont c'est trop peu dire que d'affirmer qu'elle brille de la plus éclatante lumière au sein de la plus noire obscurité..." (La Théologie mystique, 5, p. 177).

Si, quittant la Grèce, nous nous rendons dans l'Inde du Bouddha, voici comment le religieux errant Vacchagotta, bien connu pour son esprit inquiet et confus, questionne le Bouddha, et comment celui-ci répond (Samyutta-Nikàya)

"... le Moi existe-il ?" Comme il parlait ainsi, le Bienheureux garda le silence. "Comment donc, ô révéré Gautama ? Le Moi n'existe t-il pas ? Et de nouveau le Bienheureux garda le silence".

La suite du sutta montre le Bouddha expliquant à Ananda l'impossibilité d'exprimer valablement, par des paroles, la réponse convenable au religieux errant Vacchagotta, et sans doute à nous tous, qui lui sommes étroitement apparentés. Le Bouddha considère que le silence convient, pour toutes les questions ultimes, en raison de l'infirmité intrinsèque du langage :

"Celui qui atteint l'apaisement , nulle mesure ne le peut mesurer
Pour parler de lui il n'y a point de paroles
Ce que l'esprit pourrait concevoir s'évanouit
Ainsi tout chemin est interdit au langage" (Sutta-nipàta)

Toutefois, les chemins préparatoires sont frayés par le langage et l'accord profond des Traditions chrétiennes et bouddhiques, sur ce point, nous pousse à continuer, ainsi que l'encouragement explicite du sixième patriarche du Ch'an chinois, Hui-Neng, qui conseille :

"Lorsqu'il y a une concordance de vues complète, Vous pouvez parler entre vous de l'enseignement du Bouddha; Là où il n'y a pas cette concordance, Gardez les mains jointes et votre joie au fond de vous-mêmes." (27, p. 90)

II-LE SILENCE ET L'EXPERIENCE PSYCHANALYTIQUE.

Tout profane sait que, dans la cure psychanalytique, l'analysant est invité à parler et dire, sans retenue, tout ce qui lui vient à l'esprit, et sous cet aspect il s'agit d'une cure par la parole, ce qui est évident chez Freud et inspire la part du mouvement analytique qui privilège le discours et l'interprétation des rêves, du transfert ou de la parole elle-même. On sait aussi que l'analyste reste généralement silencieux et que ses interventions et interprétations sont rares (mais d'autant plus frappantes pourrait dire l'observateur ironique). Ce qu'on pourrait ajouter, c'est que dans la cure-type Freudienne, existe le cas limite, et pourtant efficace, où l'analyste à peu près totalement silencieux, n'a guère proféré plus que quelques grognements approbateurs, destinés surtout à montrer (dirait le même observateur ironique), qu'il n'est pas endormi. Et voilà que la psychanalyse apparaît, de ce fait, surtout comme une cure par le silence. En réalité, pour être complet, il faudrait dire que, sous son aspect le plus profond, elle est le lieu où se libère la parole de l'analysant par le silence de l'analyste. Nous n'ignorons pas que silence et interprétation ne s'opposent pas mais sont complémentaires, comme l'écrit Viderman (29); nous avons simplement choisi de privilégier certains aspects du silence et de dire pourquoi.

C'est une vérité qui n'est pas apparue d'emblée et n'a été que récemment dégagée, après une longue période de fascination par le langage. Suivant la formule d'André Green "on s'avise, peut-être un peu tard, de ce qui est entre les termes, plus important que les termes eux-mêmes." (8). De cet intérêt témoignent des publications récentes, notamment un numéro spécial "Figures du vide", de la "Nouvelle Revue de Psychanalyse", en 1975, à vrai dire un peu décevant pour un bouddhiste. Il est vrai que le chemin qui mène du Freud rationaliste, mécaniste, matérialiste, anti-religieux, à la mystique et à la vacuité est long et périlleux. Il est réconfortant de voir que l'évolution se poursuit cependant, puisque la même revue consacre un numéro spécial à "Résurgences et dérivés de la mystique", en 1980, témoignant d'une ouverture grandissante.

Nous n'avons pas l'intention d'envisager les problèmes de technique psychanalytique qui concernent la compréhension des divers types de silence de l'analysant, de son maniement de son propre silence par l'analyste, etc., tous problèmes qui n'interessent étroitement que les techniques et qui d'ailleurs ont fait l'objet d'une abondante littérature.

Nous nous limiterons à étudier un aspect du silence qui, croyons-nous, n'a pas reçu de la part de la communauté analytique toute l'attention qu'il mérite, à l'exception d'un auteur, du reste célèbre, Sacha Nacht, qui fut président de la société psychanalytique de Paris.

Il s'agit de ce qui, dans le silence de l'analyste, témoigne de sa capacité à supporter, sans en être perturbé, contradictions et conflits, tout en maintenant sa présence lucide à l'analysant et son attitude intérieure positive à son égard. Essayons de détailler ce que nous avons ainsi résumé en une phrase. La première vertu du silence analytique est évidemment de permettre à l'analysant de prendre la parole. Parce que c'est physiquement possible, d'abord, parce que le silence maintenu y est une incitation permanente, ensuite . Nous nous contenterons de souligner que le silence de l'analyste doit bien être tel et non pas une absence paresseuse, morose, hostile ou somnolente. Auquel cas le traitement va dériver vers l'échec. Il faut maintenant préciser que le patient peut diagnostiquer avec une certaine exactitude l'état mental de son analyste, à partir de l'observation de menus faits auxquels il est très vigilant. Mais il faut aussi faire une place à un phénomène para-psychologique, que S. Nacht a eu le courage de signaler, et que plusieurs auteurs comme nous-même, ont rencontré la perception directe de l'inconscient. (*)

"Mon expérience me porte à croire qu'il existe effectivement une communication d'inconscient à inconscient dans les deux sens" (Nacht, 15, p. 187).

La littérature sur la "transmission de pensée" est aujourd'hui suffisamment volumineuse pour que nous n'insistions pas sur ce phénomène, pour nous largement établi. L'originalité de Nacht est d'avoir pris en compte la réalité des attitudes profondes de l'analyste, même camouflées derrière le savoir-faire professionnel, comme facteur majeur de la réussite ou de l'échec de certains traitements. C'est ainsi qu'il attribue le caractère irréductible de certaines névroses de transfert, à la complémentarité pathologique d'attitudes inconscientes, par exemple sado-masochistes, entre l'analysant et l'analyste.

Inversement le caractère bénéfique de certaines relations, dépend t-il de "ce qu'est" l'analyste bien plus que de "ce qu'il dit" (15, p. 180), formule d'ailleurs identiquement énoncée par C. G. Jung; cet accord parfait entre les représentants de deux organisations rivales nous semble témoigner d'une vérité expérimentale, même si elle a semblé à certains, comme Viderman (29) "inacceptable", comme témoignant d'un orgueil élitiste. Peut-être Nacht qui proférait ces mots était-il orgueilleux, mais la vérité qu'ils véhiculaient n'était-elle pas, elle, insupportable pour l'orgueil des analystes ?

Nacht et Jung nous disent donc que l'être profond de l'analyste (et non son savoir, son acquis technique seul) est un facteur thérapeutique essentiel, éventuellement perçu aussi par une voie "intuitive" ou "télépathique". Naturellement on ignore presque tout de la fréquence, de l'acuité, de l'exactitude de ces éventuelles "perceptions extra-sensorielles", aussi bien que des facteurs qui inhibent de telles perceptions chez l'analysant ordinaire.

Quoi qu'il en soit, Nacht replace ce type de communication "au niveau du stade pré-objectal du développement de l'individu" (16) en fonction de la théorie classique des stades génétiques de la construction psychique. Ce qui ramène à l'époque primitive des rapports mère-enfant, où la dualité sujet-objet n'est pas encore perçue. En fonction de tout ce que l'on sait, sur la réalité des phénomènes régressifs en analyse, et sur la fréquence des transferts de type maternel archaique, cette constatation de Nacht se réfère à des aspects certainement authentiques de ce type d'expérience, ceux de la "régression".

Nous ne pensons pas que ce point de vue épuise la réalité de ces phénomènes. C'est celui classique du réductionnisme de la mystique, à la régression, à l'union fusionnelle et au "sentiment océanique", chez les victimes de l'illusion religieuse, suivant Freud. En fait il convient plutôt de considérer l'union heureuse pré-objectale, comme le prototype qui permet au moi adulte de se dépasser, ultérieurement, vers un état supra-égoïque, réalisable seulement dans l'hypothèse où des angoisses précoces n'entravent pas la marche vers ce type de dépassement.

Il est intéressant de noter que Nacht perçoit bien cette hiérarchie des expériences, lorsqu'il constate que l'aspiration à l'union fusionnelle dépasse l'objet parental, pour aller vers l'impersonnel, ce qui aide à liquider la névrose de transfert, précise t-il. On trouve épisodiquement dans la littérature analytique des notations analogues. Ainsi Winnicott après avoir analysé la valeur défensive névrotique de la quête d'une non-existence personnelle, par exemple la fuite des responsabilités ou l'évitement de persécutions fantasmatiques, reconnaît que "il peut y avoir un élément positif dans tout cela... (car) ce n'est que de la non-existence que l'existence peut commencer". (31)

Ce que Nacht souligne, c'est que la relation de sécurité fondamentale, née au stade historique où la dualité sujet-objet n'est pas perçue, "ne peut retrouver vie que dans le silence" (16). Car le langage ne peut exprimer que la séparation. Le silence peut, lui, permettre, éventuellement, l'éclosion d'un ... "état intérieur confusément ressenti par le malade comme une sorte d'équivalent de l'union parfaite et totale auquel il aspire inconsciemment." (16).

Pour que le patient puisse se permettre de s'abandonner à son besoin profond et redoutable, il faut que "derrière le silence du psychanalyste se cache un sentiment consistant de bienveillance" (Zeligs, 32), une "bonté inconditionnelle" (Nacht, 15, p. 188) et une "compassion authentique" (id, p. 186). Voilà qui sonne familièrement à des oreilles bouddhistes. Disons en passant, pour la petite histoire, que le Vénérable Walpola Rahula était un familier au foyer du Dr Nacht...

De la qualité du silence analytique dépend son pouvoir intégrateur. C'est dans la mesure où il enveloppe, accueille et accepte tout sans être perturbé, qu'il peut communiquer à l'analysant la capacité d'accepter les oppositions conflictuelles, et de les laisser se dissoudre dans la paix qui passe l'entendement. Car, en effet, la paix surgit au delà des affrontements, inhérents au mental dualiste, et simplement exacerbés chez le malade.

En langage Jungien on pourrait repérer au passage les connotations maternelles du silence analytique, dans cette phase thérapeutique où il s'agit d'accueillir pour restaurer le premier lien vital avec la mère. Et la méconnaissance de ce type de relation, n'est pas sans rapport avec le fait que "Freud n'a jamais conçu le transfert maternel" (Viderman, 29), et que dans cette lignée Lacan a instauré le règne du phallus universel, qui est aussi celui de sa parole.

Nous soulignons ainsi l'aspect accueillant du silence, régénérateur parce que totalement acceptant, qu'on pourrait qualifier de maternel pour fixer les idées (mais quelle horrible chose peut être aussi la fixation). Cet accueil suppose chez l'analyste l'existence, active, des potentialités maternelles, quel que soit son sexe. Si l'amour fusionnel est ainsi à l'origine des êtres, il se trouve, après le parcours historique de l'individuation, aussi à leur terme. Nous ne pensons pas à la mort et au retour dans la Terre Mère, mais à cet analogue qu'est la mort du moi, sa dissolution sous l'action de la Sagesse, du principe féminin de la Prajñàpàramita, qui est la mère de tous les Bouddhas. Là encore, nous n'ignorons pas que la voie bouddhique suppose l'action équilibrée de la Sagesse et de la Méthode, du féminin et du masculin, du silence et de la parole, même si nous parlons surtout du silence.

Sous ce dernier aspect le silence analytique, comme refus de s'embarquer dans les limitations de la parole et les pièges du bavardage égocentré, est une menace mortelle pour le moi névrotique et ses prétentions désaccordées, ce qui est bien perçu par l'analysant. Mais si, en même temps, il est l'exemple vécu par l'analyste d'une harmonisation paisible des contradictoires devenus complémentaires, si l'analyste "supporte" dans le "calme" (Nacht, 16), c'est qu'il postule dans l'analysant cette potentialité ultime, qui n'est autre que ce que le Bouddhisme appelle la nature de Bouddha. Il est évident que la capacité chez l'analyste de supporter le silence, de tolérer paisiblement les conflits évoqués par l'analysant, dépend de la résolution chez lui de ces mêmes conflits, ce que Nacht ou Jung résumaient en un mot l'être de l'analyste. Or l'être profond, le mental concentré est caractérisé par le calme, la joie, l'amour et la compassion, comme le savent tous ceux qui ont lu la description précise de ces états de Jhàna (pâli) ou Dhyàna (sanskrit) dans les textes classiques du Bouddhisme (20). La réalisation, à un niveau plus modeste, de cet état par l'analyste, constitue le modèle peu à peu imité par l'analysant, mais peut-être aussi directement, intuitivement perçu, intériorisé et vécu par celui-ci. Ce qui lui permet, parfois, de ne pas vivre le silence analytique comme seulement frustrant, mais aussi comme profondément gratifiant. Des phénomènes de ce genre, certes plus spectaculaires et d'un niveau supérieur, de transmission par un canal non sensoriel, de "coeur à coeur", d'états extatiques, par un maître spirituel à son disciple, sont d'ailleurs fréquemment relatés dans la littérature de toutes les traditions spirituelles (par ex. 3, 4, 25). Il nous semble évident que l'analyste ne peut contribuer à éveiller (ou s'abstenir d'éteindre) chez l'analysant, les prémisses de la dissolution du moi, une fois celui-ci suffisamment réparé et conforté, que si ce processus lui est effectivement connu au moins dans ses premières phases et n'éveille pas chez lui d'angoisses interdictrices.

Nous avons parcouru, en quelques minutes, une évolution qui a pu demander quelques années, en privilégiant le silence sous son aspect thérapeutique. Du début à la fin de l'analyse, il apparaît comme le contenant de ce qui s'y déroule. On pourrait longuement développer les aspects techniques divers. Ce n'est pas ici le lieu. Nous nous contenterons de souligner que "le silence comporte en lui-même le principe de la parole", comme l'écrit René Guénon (10, p. 37), et qu'il lui est donc supérieur, en ce qu'il laisse aussi subsister ce qui est inexprimable par nature. C'est là, nous semble t-il, l'explication métaphysique des vertus thérapeutiques du silence en analyse. C'est sans doute la même qui rend compte de l'usage du silence par les contemplatifs, ce qui constitue le deuxième volet de notre travail.

III - MEDITATION

Nous nous dirigeons donc vers les rivages mystérieux de la mystique, touchés parfois par certains analysants, mais habituellement réservés à ceux qui ont soutenu la longue ascèse indispensable. Et nous voilà aussitôt portés au coeur même de la voie silencieuse par quelques données étymologiques. Examinons la racine grecque mu, qui donne de nombreux dérivés :
- grec, muein : se taire ; latin, mutus : muet ; sanskrit, mùka ; sanskrit, muni  : ascète silencieux, épithète du Bouddha ; latin, mu : son à peine perceptible ou grognement étouffé, ce qui équivaut en somme au "hum, hum" de l'analyste, lequel serait peut-être le meilleur de ses interventions, si l'on en croit l'observateur humoriste déjà cité.
- grec, mustêrion ; latin, mysterium : mystère, ce qui est inexprimable; grec, mustês : initié aux mystères.
- grec, mustikos ; latin, mysticus :  relatif aux mystères, mystique.
- grec, muthos : récit, légende ; latin, mythus : mythe, "ce qui n'était pas susceptible de s'exprimer directement", ne peut être que "suggéré par une représentation symbolique" (René Guénon, 10, p. 37).

Les mystères, l'initiation, la mystique, les mythes, semblent ainsi fondés dans l'au delà de la parole, dont le silence extérieur constitue la condition favorisante et le symbole.

Nous n'insisterons pas sur les vertus bénéfiques du silence objectif et des lieux retirés, recherchés par tous les contemplatifs. Ces bienfaits apparaissent d'autant plus évidents aux citadins d'aujourd'hui qu'ils expérimentent mieux l'agression par le bruit.

Le silence par abstention de la parole est une prescription habituelle des ordres monastiques. Nous n'insisterons pas sur ce point, traité par ailleurs dans ce colloque, et nous bornerons à rappeler cette recommandation de la Règle de Saint Benoît, chap. 42 "En tout temps les moines doivent s'appliquer au silence...", et celle du Bouddha de garder autant que possible "le noble silence".

Cette discipline de la langue ''n'est que la condition du silence intérieur" écrivait l'an dernier le Père Emmanuel (6).

Examinons brièvement comment agit cette abstention de la parole, bien difficile à suivre au début, ce que savent tous les laïcs débutants lors de leurs premières sessions de méditation silencieuse. Le silence imposé a pour premier effet de permettre de déceler en soi le besoin, parfois irrépressible, de bavardage, d'en étudier les manifestations, d'en discerner les racines. Il s'agit donc d'une règle méthodique permettant l'observation d'un phénomène, qui sans elle n'apparaîtrait pas comme analysable. Le champ de l'attention se transporte ainsi de l'extérieur vers l'intérieur et permet de commencer à observer la genèse du discours intérieur, et les motivations qui le poussent. Ceci dans les conditions banales des rapports et travaux quotidiens. Le silence facilite aussi de ce fait l'application de l'attention à l'oeuvre en cours, en supprimant le divertissement des paroles inutiles.

Cette concentration sur le fonctionnement mental propre est encore plus aisée dans les périodes d'entraînement, où le "silence" du corps se joint à la clôture de la bouche, c'est à dire durant les exercices de méditation prolongée, dans une posture corporelle quelconque, le plus souvent assise.

Est bienheureux, nous dit Guigues le Chartreux, "... celui qui choisit de vivre humble et pauvre dans le désert, qui aime s'appliquer a méditer sagement dans le repos, qui désire ardemment demeurer assis solitaire dans le silence." (11, p. 143). Le silence et l'immobilité de la méditation assise, dans le Bouddhisme, ont explicitement pour but de permettre une application lucide de l'attention, soutenue sans défaillance, grâce à la simplification et à la pacification relatives des phénomènes mentaux, déjà obtenues par le silence du corps et de la parole. Ce premier niveau est approfondi par la concentration progressivement affinée au cours de la méditation elle-même. Nous avons assez longuement décrit cette pratique dans le Christianisme et le Bouddhisme (20 et 21) pour nous contenter ici d'en retracer l'évolution générale.

Il s'agit, à ce niveau, de la lutte contre ce que le Bouddhisme appelle les empêchements (pàli : nivarana) désirs, baisse de vigilance, répulsion, agitation mentale, doutes sceptiques, dont la maîtrise progressive permet l'instauration de la concentration mentale (samàdhi). Celle-ci, à son tour, rend possible l'instauration d'une vision lucide et pénétrante (vipassanà) de la véritable nature des phénomènes constitutifs de l'individualité illusoire, ce qui constitue la réalisation du non-moi (anattà).

La progression décrite chez les Pères du Désert est superposable. Nous emprunterons à Evagre le Pontique, dans le Traité de l'Oraison (13), sa description particulièrement didactique.

- Le premier degré consiste à quitter les objets, c'est à dire les passions qui y sont attachées, ce qui inclut la pratique des vertus et des règles de discipline, dont le silence extérieur.

- Le deuxième degré consiste à quitter les pensées, les souvenirs, les images, ce qui correspond à la pratique de la concentration méditative et inclut le silence intérieur, dans son degré inférieur.

- Le troisième degré consiste à quitter les pensées simples, même purifiées de tout attachement sensible, du seul fait qu'elles sont multiples, ou "pensées de composition" (13, p. 81) et que l'enfermement dans la multiplicité empêche la contemplation spirituelle. Ce renoncement est superposable (et justifié par les mêmes motifs) à ce qui est décrit dans le Bouddhisme comme l'abandon de vitakka et vicàra, la pensée discursive, lors du passage du premier au deuxième jhàna.

Ce que nous avons emprunté à Evagre constitue naturellement le bien commun de la spiritualité du désert et a été clairement conservé jusqu'à nos jours, tout spécialement dans la pratique hésychaste, comme le montre cette citation contemporaine du R. P. Scrima l'esprit "... tend essentiellement à la connaturalité au silence-paix (hésychia), après avoir quitté jusqu'aux traces-engrammes du sensible, de l'imaginaire, de l'intellection." (23, p. 165). Il en va de même dans le Catholicisme où, pour être bref, nous ne citerons que Saint Jean de la Croix ;"... l'âme est déjà arrivée à l'abnégation et au silence des sens et du discours et est entrée en la voie de l'esprit qui est la contemplation, en laquelle l'opération des sens et du propre discours de l'âme cesse." La vive flamme d'amour (in 14, t “ Il, p. 1049).

L'abandon de la pensée dialectique et discursive constitue le degré supérieur du silence intérieur, le silence des concepts. Il ne s'agit pas pour autant d'une somnolence subtile, d'un néant de pensée, piège bien connu des spécialistes, mais d'une forme intuitive, non-duelle de la conscience, ce qu'Evagre appelle la "nudité de l'intellect" (13, p. 81). Avant d'étudier plus avant ce silence ou cette nudité, nous devons revenir sur ce qui s'y oppose.

Il est évident que tout ce que nous avons vu abandonner successivement, constitue la totalité du monde extérieur, tel que nous l'appréhendons ordinairement, puis notre activité corporelle, verbale et enfin mentale, qui constitue notre moi empirique. Ce dépouillement silencieux ne va pas sans résistance de l'intéressé et représente ce que le Christianisme entend, intérieurement, par porter sa croix, ainsi qu'il est dit dans l'Evangile :

"Si quelqu'un veut venir à ma suite, qu'il renonce à lui même et prenne sa croix.. ." (Mat., 16-24), (Marc, 8-34), (Luc, 9-23).

Ce renoncement à soi-même est ce qui est décrit par le Bouddha comme le caractère illusoire, relatif, dénué de nature propre du moi et constitue l'axe même de sa voie spirituelle sous le nom d'anattà. La voie du silence méditatif est le moyen technique permettant d'expérimenter cette vérité. On peut rapidement mentionner,que cette pratique de la concentration mentale et l'affaiblissement corrélatif des barrières constituées par le moi empirique et ses modes de connaissance sensorielle, médiate, en diminuant le filtrage habituel qu'ils exercent, peuvent alors laisser émerger des modes de connaissance immédiate. Ceux-ci constituent ce qui est connu comme télépathie, clairvoyance, clairaudience, prémonition, etc.. Ces modes de "perception extra-sensorielle" peuvent survenir épisodiquement chez des êtres ordinaires et sont étudiés par les para-psychologues (cf 26), ou bien se développer chez les saints et les sages, où ils représentent un sous produit naturel de l'effacement relatif de la conscience égocentrée. Dans tous les cas ils témoignent du caractère erroné des limites définissant l'individu dans nos conceptions occidentales modernes.

La poursuite de la méditation silencieuse au delà des concepts en arrive alors au stade contemplatif proprement dit.

"... l'oraison est suppression de pensées.", dit Evagre, De Orat. 70 (in 13, p. 102), en plein accord avec Clément d'Alexandrie, Jean Climaque, Grégoire le Sinaite. Ce qui doit être rapproché du deuxième aphorisme du Yogasûtra de Patanjali : yoga citta vritti nirodhah, le yoga est la suppression des modifications (littéralement, tourbillon) du mental (19). Nous nous contenterons de cette allusion à la Tradition Hindoue et reviendrons au Bouddhisme. Celui-ci décrit les stades ultérieurs de l'absorption méditative sous le nom de jhàna (pàli) ou dhyàna (sanskrit) du monde informel (arùpa-loka). Dans ceux-ci les conditions spatio-temporelles sont dépassées et la conscience accède à l'illimité. Faute de place nous ne pouvons ici les décrire et renvoyons donc à la littérature sur ce sujet (20). Nous ne souhaitons pas aller plus avant dans la formulation métaphysique des principes premiers, qui font l'objet des délices spéculatifs, et parfois des attachements dogmatiques, des théologiens, maîtres scolastiques et gardiens de la Tradition. Ces fonctions sont nécessaires mais dépassent nos compétences, aussi :

"De peur que ma langue ne m'entraîne à pécher, je mettrai un frein a mes lèvres." Psaume 39-2.

IV- EN GUISE DE CONCLUSION.

Nous nous limiterons donc à souligner un mode d'expression ou se rencontrent les spirituels de nos Traditions, ce mode négatif ou apophatique qui évite les pièges limitatifs du langage.

"Plus nous parlons et pensons
Plus nous sommes loin de la vérité
Débarassons-nous des mots et des pensées
Et il n'y aura plus d'endroit où nous ne puissions aller"

écrit le troisième patriarche du Ch'an, Seng-t'san dans son poème Hsinhsinming (24). Cet état primordial de la conscience est souvent qualifie comme non-mental (22) ou comme non-duel :

"L'esprit n'est pas duel.
Ce qui est duel n'est pas l'esprit.
Au delà de tout langage.
Car cela n'est ni passé, ni présent, ni futur."

dit encore Seng-t'san.

Aussi les sages se taisent-ils.., souvent. Arrivé à la huitième terre, le Bodhisattva... "accède au silence qui est la philosophie des sages", enseigne Nàgàrjuna (17, t. IV, p. 2021). Et le même précise ... "mieux que les discours les plus éloquents, le silence fait oeuvre de Bouddha et convertit les êtres." (id, p. 2024). Toutefois nous aurons encore recours au langage poétique, sans doute le moins inadéquat, en citant une mystique chrétienne dont les poèmes s'accordent parfaitement à notre sujet Hadewijch d'Anvers (12, p. 174)

"C'est cette simplicité déserte et sauvage qu'habitent dans l'unité les pauvres d'esprit ils n'y trouvent rien, sinon le silence libre qui répond toujours à l'Eternité."

Nous voyons dans ce silence libre une façon de désigner la vacuité lucide de la conscience pure ou conscience de tréfonds (18), l'àlayavijñàna, qui est aussi la matrice du Bouddha (tathàgatagarbha). Toutefois celle-ci n'est pas seulement au terme du parcours méditatif, mais déjà, quoique cachée, présente à tout instant de la vie la plus profane, sinon il n'y aurait aucune libération possible "de ce qui est né, devenu, conditionné, composé", comme dit le sutta célèbre de l'Udàna.

Nous voici donc revenus à notre point de départ du bon usage du silence en psychanalyse. La prise en considération des données traditionnelles de la spiritualité nous permet de rendre compte des fondements d'une pratique arbitrairement limitée par les concepts réducteurs de la science matérialiste et du Freudisme. La nécessité d'intégrer les données multiples des Traditions spirituelles et des travaux scientifiques contemporains à la recherche de nouveaux paradigmes, vient d'être remarquablement démontrée par Stanislav Grof (9).

Dans l'optique de ce travail, nous resumerons donc nos constatations.

Le silence, dans la relation analytique, peut, bien entendu, être porteur de significations multiples, et de son mésusage par l'analyste, dû à divers problèmes contre-transférentiels, nous ne parlerons pas. A l'opposé, son bon usage témoigne chez l'analyste d'une non-dualité à l'oeuvre. De ce fait, la non-prise de position intérieure de l'analyste, sa non-fixation (apratisthita), qu'en langage positif on pourrait appeler acceptation inconditionnelle, est perçue par l'analysant comme le facteur de sécurite fondamental dont tout son être a besoin pour vivre et se réparer.

De plus, le silence est le modèle même du dépassement de tous les problèmes ou pseudo-problèmes engendrés par la perception dualiste. Qu'il fonctionne dans l'analyse, avant d'être le véhicule privilégié de la méditation, n'est après tout qu'une preuve supplémentaire du caractère artificiel des dichotomies, et de la sagesse (prajñà) ou non-dualité à l'oeuvre dans l'homme.

(*) Ce phénomène a déclenché de vives résistances dans les milieux analytiques. Il commence à y être étudié. On pourra se reporter au no 10 de la revue "Confrontation", intitulé :Télépathie. Aubier, Paris. 1983.

BIBLIOGRAPHIE

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11 - GUIGUES- Sur la vie solitaire. in Lettres des premiers chartreux. Cerf. 1962, tome I.
12 - HADEWIJCH d'ANVERS- Seuil, Paris. 1954.
13 - HAUSHERR I. ( S. J. )- Les leçons d'un contemplatif. Le traité de l'oraison d'Evagre le Pontique. Beauchesne, Paris. 1960.
14 - JEAN de la CROIX ( saint )- Les oeuvres spirituelles du Bienheureux Père Jean de la Croix. Desclée de Brouwer, 2 vol., Paris. 1949.
15 - NACHT S.- La presence du psychanalyste. P. U. F., Paris. 1963.
16 - NACHT S.- Le silence facteur d'intégration. Rev. Franç. Psychan., 29. 1963, 271-280.
17 - NAGARJUNA- Le traité de la grande vertu de sagesse. 5 vol., Institut orientaliste. Louvain.
18 - RAHULA WALPOLA ( bhikkhu )- Conscience de tréfonds. Alayavijnana. Les cahiers du Bouddhisme, no 16. 1983, 23-27.
19 - SADANANDA SARASVATI ( swâmi )- Les yogasutras de Patanjali. Le courrier du livre édit., Paris. 1979.
20 - SCHNETZLER J. P.- La meditation bouddhique. Bases théoriques et techniques. Dervy-livres, Paris. 1979.
21 - ScHNETZLER J. P.- Comparaisons entre l'hésychasme et le bouddhisme. in Meditation chretienne et méditation bouddhique. Edit. Prajna, Saint-Hugon. 1983, p. 158-175.
22 - SCHNETZLER J. P.- Non-mental et méditation. Les cahiers du Bouddhisme, no 20. 1984, p. 41-52.
23-SCRIMA A., R. P.- L'apophase et ses connotations selon la tradition spirituelle de l'orient chrétien. Le Vide, expérience spirituelle en occident et en orient. Hermès, no 6, Paris. 1969.
24 - SENG-T'SAN- Inscrit sur l'esprit de foi ( Hsinhsinniing ). Nombreuses traductions, dont une in 27.
25 - SILBURN L. - Autour d'un sadguru de l'inde contemporaine. in Le martre spirituel selon les traditions d'occident et d'orient. Hermès, nouvelle série. 1983, 275-291.
26 - SUDRE R. - Traité de parapsychologie. Payot, Paris. 1978.
27 - SUZUKI D. T.- Manuel de Bouddhisme Zen. Dervy-livres, Paris. 1981.
28 - VERNE G. - La libération et le manque. Bouddhisme et psychologie moderne. ( Actes du colloque ). Edit. Prajna, Saint-Hugon. 1983.
29 - VIDERMAN S.- Le temps du silence. Nouv. Rev. Psychan., no 20. 1979, 215-232.
30 - VIDERMAN S.- La construction de l'espace analytique. Gallimard, Paris. 1982.
31 - WINNICOTT D. W.- La crainte de l'effondrement. Nouv. Rev. Psychan., no 11. 1975, 35-44.
32 - ZELIGS MEYER A. - Le rôle du silence dans le transfert, le contre-transfert et dans le processus psychanalytique. Rev. Franç. Psychan.,25. 1961, 779-790.
 
 

QUESTIONS ET REPONSES
après l'exposé du Dr J.P. SCHNETZLER







Père B. de Give
Je serai sûrement l'interprète de tous en remerciant vivement le Dr Schnetzler de sa contribution, car il est nécessaire d'avoir une étude également scientifique du sujet, sinon nous courons le risque, en face des compétences scientifiques de la psychanalyse, de paraître démunis, ou comme des gens un peu subjectifs.

Intervenant
Pourquoi dit-on l'analysant et non pas l'analysé ? Est-ce parce que cela implique une attitude active ?
 

Dr J.P. Schnetzler
Voilà! Vous avez trouvé.

Intervenant
L'analysant avec un "t" ou avec un "d" à la fin ?

Dr J.P. Schnetzler
Avec un "t".

Intervenant
Ah! Ce n'est pas pareil!

Intervenant
Je suppose que l'analyste s'aperçoit de ce très grave défaut en lui tel que vous l'avez présenté, c'est-à-dire qu'il n'est pas apaisant, pas accueillant. Que doit- il faire ?

Dr J.P. Schnetzler
Se faire analyser.

P. B. de Give
Je reviens d'un autre colloque entre moines qui s'intéressent au dialogue inter-religieux, auquel participait le responsable du secrétariat pour les non-croyants qui a vécu vingt ans au Laos, a été le supérieur général de toutes les missions d'Asie pour les pères oblats, connaît admirablement le bouddhisme et l'aime beau-coup. Je 1'ai croisé dans un couloir un jour où l'on avait beaucoup parlé du dialogue. Je lui ai demandé quelles en étaient les conditions. En moins d'une minute, il m'a dit ceci : il y en a trois :
1. La connaissance : il faut connaître l'autre religion, sinon, comment en parler ?
2. La sympathie : il faut l'aimer, être prêt à l'accueil.
3. L'enracinement dans sa propre foi.
C'est bien vu n'est-ce pas?

Intervenant
J'ai peut-être mal compris, mais j'ai cru entendre évoquer un parallèle et même une similitude entre télépathie et connaissance immédiate ?

Dr J.P. Schnetzler
La télépathie est l'une des formes de la connaissance immédiate c'est la connaissance immédiate de l'esprit d'autrui.

Intervenant
Ce n'est qu'une des formes de la connaissance immédiate ?

Dr J.P. Schnetzler
La connaissance immédiate ne s'applique pas obligatoirement à l'esprit d'autrui. Elle peut s'appliquer à la pénétration de tout autre objet de connaissance. Dans le cas particulier, c'est celui d'une autre personne sans que cela passe par les canaux habituels de la connaissance sensorielle voire la formulation verbale.

Lama Denis
Je voudrais faire une remarque à ce sujet, c'est un point de détail, mais significatif.
En tibétain ce que l'on traduit par "connaissances supra-ordinaires, extraordinaires ou extra-sensorielles" se dit "gneupar chépa" qui signifie connaître véritablement, connaître vraiment; c'est une connaissance directe. Les mots "connaissance supra-normale, etc" ont été introduits par les traducteurs. Si l'on s'en tient au mot tibétain strict, il s'agit de la connaissance véritable, dans le sens de direct.

Intervenante
Il y a quelque chose que je ne suis pas certaine d'avoir compris. Vous avez parlé tout à l'heure de la relation entre la mère et l'enfant, qui crée une sécurité qui peut être permettra plus tard un lâcher-prise, un vécu de spiritualité. Pouvez-vous développer ?

Dr J.P. Schnetzler
En fait, c'est assez simple; au moins dans le principe (parce que dans le détail...) Les premiers fondements de l'édification de la personnalité empirique se trouvent avant la naissance enseigne le bouddhisme. Mais nous allons mettre cela entre parenthèses et nous ne parlerons pas des samskaras de nos existences antérieures. Afin de ne pas compliquer le problème, nous nous en tiendrons à ce que connaît la science occidentale, c'est-à-dire aux facteurs d'environnement dus au père et à la mère de cette existence.

Les premières relations essentielles ont lieu entre la mère et l'enfant. La psychologie génétique a longuement et fort bien étudié ce point. A ce sujet, je crois qu'on peut faire une réflexion d'ordre général concernant une lacune du bouddhisme (je suis d'autant plus à l'aise pour le dire qu'étant bouddhiste j'espère n'être pas ressenti comme attaquant cette tradition). Il faut voir les choses comme elles sont; au temps du Bouddha, la psychologie génétique et la psychanalyse n'avaient pas encore été découvertes, et les études dont nous sommes actuellement bénéficiaires n'avaient pas été faites. Les détails et la richesse des connaissances dont nous disposons aujourd'hui ne sont pas présents dans les textes canoniques. Mais ils confirment la position générale et la connaissance des choses telles que le Bouddha les a décrites.

Cela dit, nous savons que la solidité des bases d'une personnalité empirique est fournie par l'histoire des premières relations avec la mère. C'est le premier objet d'amour de l'enfant, c'est aussi la première condition de sa sécurité réelle, aussi bien dans le domaine physique que dans le domaine affectif. La stabilité émotionnelle de la mère, la qualité des soins qu'elle donne à son enfant, la qualité et la pureté des sentiments qu'elle lui porte sont des phénomènes essentiels. Si ceux-ci sont absents ou perturbés, le moi va être fragilisé et il va continuer à transporter avec lui durant la vie une angoisse fondamentale due à l'expérience de cette insécurité réelle au cours de cette première relation avec le monde, puisque le premier monde connu, est celui des bras de la mère, pour ne rien dire de l'utérus. Le père n'est intervenu dans cette histoire qu'un peu plus tard, encore que sa voix soit déjà perçue in utero. Il est bien évident que toute faille existant à ce moment va se répercuter dans toute l'histoire ultérieure.

Intervenante
Je voudrais dire que la religion de la mère passe à l'enfant sans qu'il soit jamais besoin d'en parler.

Dr J.P. Schnetzler
C'est un fait d'expérience. Combien de fois dans leurs biographies, on montre les saints témoignant de cette expérience fondamentale de la relation avec leur mère qui leur a fait passer avec le lait ce que c'est que la religion.

Intervenante
Comment peut-on expliquer que dans une même famille, la mère affirmant toujours qu'elle a eu pour ses enfants le même amour, certains peuvent être dans des ordres religieux, et d'autres en prison pour crime ?

Dr J.P. Schnetzler
Je vous donnerai deux réponses :

La première est que l'amour de la mère n'a pas été le même pour tous ses enfants. Elle le dit, mais cela n'est pas vrai (murmures d'indignation). Vous m'excuserez d'être scandaleux, mais la vérité est scandaleuse, et je ne puis être que le témoin de la vérité.

La deuxième réponse est que les enfants ne viennent pas à 1'existence comme une table rase; ils apportent quelque chose avec eux. Ce quelque chose peut être une hérédité biologique importante et indiscutable, variable suivant les enfants. On voit bien des frères dont l'un est petit et noiraud, l'autre grand et blond, etc. La position de l'enfant dans la famille n'est pas la même non plus; c'est aussi un fait important. Enfin le bouddhisme offre une hypothèse supplémentaire qui est celle d'une hérédité Psychologique apportée d'existences antérieures et qui vient se surajouter à toutes les différences tenant à l'histoire de l'enfant dans cette existence.

Intervenante
Il y a aussi des familles de curés.

Dr J.P. Schnetzler
Et aussi des familles de criminels, où tous les enfants sont dans le milieu.

Intervenante
Pourrions-nous pendant l'heure du déjeuner, réfléchir à propos de ce proverbe africain "la parole est étrange; elle a engendré sa mère"?

Dr J.P. Schnetzler
Je vous rappelle que nous accueillerons avec beaucoup d'intérêt toutes les questions écrites susceptibles de nourir la table ronde. Il y aura déjà le koan africain...



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